Je ressentis une vénération infinie, une peine infinie.
« Tu dois être ahuri de tant fouiner dans ce qui ne te regarde pas, dit une voix détestée et joviale. Tu peux dévider tout ton cerveau, tu n'arriveras pas en cent ans à me payer cette révélation. Quel formidable observatoire, hein, Borges ! »
Les pieds de Carlos Argentino occupaient la plus haute marche de l'escalier. Dans la brusque pénombre, je réussis à me lever et à balbutier :
« Formidable. Oui, formidable. »
L'accent indifférent de ma voix m'étonna. Anxieux, Carlos Argentino insistait :
« Tu as tout bien vu, en couleurs ? »
En cet instant, je conçus ma vengeance. Bienveillant, manifestement apitoyé, nerveux, évasif, je remerciai Carlos Argentino Daneri de l'hospitalité qu'il m'avait faite de sa cave et je l'engageai à profiter de la démolition de sa maison pour s'éloigner de la pernicieuse capitale qui ne pardonne à personne, crois-moi à personne ! Je me refusai, avec une énergie suave, à discuter de l'Aleph ; je l'embrassai, en le quittant, et lui répétai que la campagne et la sérénité étaient deux grands médecins.
Dans la rue, dans les escaliers de Constitución, dans le métro tous les visages me parurent familiers. Je craignis qu'il n'y eût plus rien au monde qui fût capable de me surprendre ; je craignis de n'être plus jamais quitté par le sentiment du déjà-vu. Heureusement, après quelques nuits d'insomnie, l'oubli me travailla à nouveau.
X
RÊVERIE SUR LES MUTANTS
L'enfant astronome. – Une poussée de fièvre de l'intelligence. – Théorie des mutations. – Le mythe des Grands Supérieurs. – Les Mutants parmi nous. – Du Horla à Léonard Euler. – Une société invisible des Mutants ? – Naissance de l'être collectif. – L'amour du vivant.
Dans le courant de l'hiver 1956, le docteur J. Ford Thomson, psychiatre du service d'éducation de Wolverhampton, reçut dans son cabinet un petit garçon de sept ans qui inquiétait fort ses parents et son instituteur.
« Il n'avait évidemment pas à sa disposition les ouvrages spécialisés, écrit le docteur Thomson. Et s'il les avait eus, aurait-il pu seulement les lire ? Cependant, il connaissait les réponses justes à des problèmes d'astronomie d'une extrême complexité. »
Bouleversé par l'examen de ce cas, le docteur résolut d'enquêter sur le niveau d'intelligence des écoliers et entreprit de tester cinq mille enfants à travers toute l'Angleterre, avec l'aide du Conseil de Recherches Médicales Britanniques, des physiciens de Harwell et de nombreux professeurs d'université. Après dix-huit mois de travaux, il lui apparut comme évident qu'il se produisait « une brusque poussée de fièvre de l'intelligence ».
« Dans les derniers 90 enfants de sept à neuf ans que nous avons questionnés, 26 avaient un quotient intellectuel de 140, ce qui équivaut au génie, ou presque. Je crois, poursuit le docteur Thomson, que le strontium 90, produit radioactif qui pénètre dans le corps pourrait en être responsable. Ce produit n'existait pas avant la première explosion atomique. »
Deux savants américains, C. Brooke Worth et Robert K. Enders, dans un important ouvrage intitulé The Nature of Living Things, croient pouvoir démontrer que le groupement des gènes est aujourd'hui bouleversé et que, sous l'effet d'influences encore mystérieuses, une nouvelle race d'hommes apparaît, dotée de pouvoirs intellectuels supérieurs. Il s'agit naturellement d'une thèse sujette à caution. Cependant, le généticien Lewis Terman, après avoir étudié pendant trente ans les enfants prodiges, arrive aux conclusions suivantes.
La plupart des enfants prodiges perdaient leur qualité en passant à l'âge adulte. Il semble, maintenant, qu'ils deviennent des adultes supérieurs, d'une intelligence sans commune mesure avec les humains du type courant. Ils ont trente fois plus d'activité qu'un homme normal bien doué. Leur « indice de réussite » est multiplié par vingt-cinq. Leur santé est parfaite, ainsi que leur équilibre sentimental et sexuel. Enfin, ils échappent aux maladies psychosomatiques et notamment au cancer. Est-ce certain ? Ce qui est sûr, c'est que nous assistons à une accélération progressive, dans le monde entier, des facultés mentales, correspondant d'ailleurs à celle des facultés physiques. Le phénomène est si net qu'un autre savant américain, le docteur Sydney Pressey, de l'Université d'Ohio, vient d'établir un plan pour l'instruction des enfants précoces, susceptible, selon lui, de fournir trois cent mille hautes intelligences par an.
S'agit-il de mutation dans l'espèce humaine ? Assistons-nous à l'apparition d'êtres qui nous ressemblent extérieurement et qui sont cependant différents ? C'est ce formidable problème que nous allons étudier. Ce qui est certain, c'est que nous assistons à la naissance de ce mythe : celui du mutant. La naissance d'un mythe, dans notre civilisation technicienne et scientifique, ne saurait être sans signification et sans valeur dynamique.
Avant d'aborder ce sujet il convient de remarquer que la poussée de fièvre de l'intelligence, constatée chez les enfants, entraîne l'idée simple, pratique, raisonnable, d'une amélioration progressive de l'espèce humaine par la technique. La technique sportive moderne a montré que l'homme possède des ressources physiques encore loin d'être épuisées. Les expériences en cours sur le comportement du corps humain dans les fusées interplanétaires ont prouvé une résistance insoupçonnée. Les survivants des camps de concentration ont pu mesurer l'extrême possibilité de défense de la vie et découvrir des ressources considérables dans l'interaction entre le psychisme et le physique. Enfin, en ce qui concerne l'intelligence, la découverte proche des techniques mentales et des produits chimiques susceptibles d'activer la mémoire, de réduire à rien l'effort de mémorisation, ouvre des perspectives extraordinaires. Les principes de la science ne sont nullement inaccessibles à un esprit normal. Si l'on soulage le cerveau de l'écolier et de l'étudiant de l'énorme effort de mémoire qu'il doit faire, il deviendra tout à fait possible d'apprendre la structure du noyau et la table périodique des éléments aux élèves du certificat d'études et de faire comprendre la relativité et les quanta à un bachelier. D'autre part, quand les principes de la science seront propagés de façon massive dans tous les pays, quand il y aura cinquante ou cent fois plus de chercheurs, la multiplication des idées nouvelles, leur fécondation mutuelle, leurs rapprochements multipliés produiront le même effet qu'une augmentation du nombre des génies. Meilleur effet même, car le génie est souvent instable et antisocial. Il est probable d'ailleurs qu'une science nouvelle, la théorie générale de l'information, permettra prochainement de préciser quantitativement l'idée que nous exposons ici de façon qualitative. En répartissant équitablement entre les hommes les connaissances dont l'humanité dispose déjà, et en les encourageant aux échanges de manière à produire des combinaisons nouvelles, on augmentera le potentiel intellectuel de la société humaine aussi rapidement et aussi sûrement qu'en multipliant le nombre des génies.