Cette vision doit être maintenue parallèlement à la vision plus fantastique du mutant.
Notre ami Charles-Noël Martin, dans une retentissante communication, a révélé les effets accumulatifs des explosions atomiques. Les radiations répandues au cours des expériences développent leurs effets en proportion géométrique. L'espèce humaine risquerait ainsi d'être victime de mutations défavorables. En outre, depuis cinquante ans, le radium est utilisé partout dans le monde sans contrôle sérieux. Les rayons X et certains produits chimiques radioactifs sont exploités dans de multiples industries. Dans quelle proportion et comment ce rayonnement atteint-il l'homme moderne ? Nous ignorons tout du système des mutations. Ne pourrait-il se produire aussi des mutations favorables ? Prenant la parole à une conférence atomique de Genève, Sir Ernest Rock Carling, pathologiste attaché au Home Office, déclarait : « On peut aussi espérer que, dans une proportion limitée de cas, ces mutations produisent un effet favorable et créent un enfant de génie. Au risque de choquer l'honorable assistance, j'affirme que la mutation qui nous donnera un Aristote, un Léonard de Vinci, un Newton, un Pasteur ou un Einstein, compensera largement les quatre-vingt-dix-neuf autres qui auront des effets bien moins heureux. »
Un mot d'abord sur la théorie des mutations.
À la fin du siècle, A. Weisman et Hugo de Vries ont renouvelé l'idée que l'on se faisait de l'évolution. La mode était à l'atome dont la réalité commençait à percer en physique. Ils découvrirent « l'atome d'hérédité » et le localisèrent dans les chromosomes. La nouvelle science de génétique ainsi créée remit à jour les travaux effectués dans la deuxième moitié du XIXe siècle par le moine tchèque Gregor Mendel. Il paraît aujourd'hui indiscutable que l'hérédité est transportée par les gènes. Ceux-ci sont fortement protégés contre le milieu extérieur. Cependant, il semble que les radiations atomiques, les rayons cosmiques et certains poisons violents comme la colchicine peuvent les atteindre ou faire doubler le nombre des chromosomes. On a observé que la fréquence des mutations est proportionnelle à l'intensité de la radioactivité. Or, la radioactivité est aujourd'hui trente-cinq fois supérieure à ce qu'elle était au début du siècle. Des exemples précis de sélection s'opérant chez les bactéries par mutation génétique sous l'action des antibiotiques ont été fournis en 1943 par Luria et Debruck et en 1945 par Demerec. Dans ces travaux on voit s'opérer la mutation-sélection telle que l'avait imaginée Darwin. Les adversaires de la thèse Lamarck, Mitchourine, Lissenko, sur l'hérédité des caractères acquis, semblent donc avoir raison. Mais peut-on généraliser des bactéries aux plantes, aux animaux, à l'homme ? Cela ne paraît plus douteux. Existe-t-il des mutations génétiques contrôlables dans l'espèce humaine ? Oui. Un des cas certains est celui-ci :
Ce cas est extrait des archives de l'hôpital spécial anglais pour maladies infantiles, à Londres. Le docteur Louis Wolf, directeur de cet hôpital, estime qu'il naît en Angleterre trente mutants phényl-cétoniques par an. Ces mutants possèdent des gènes qui ne produisent pas dans le sang certains ferments en action dans le sang normal. Un mutant phényl-cétonique est incapable de dissocier la phénile-alanine. Cette incapacité rend l'enfant vulnérable à l'épilepsie et à l'eczéma, provoque chez lui une coloration gris cendre des cheveux et rend l'adulte vulnérable aux maladies mentales. Une certaine race phényl-cétonique, en marge de la race humaine normale, est donc vivante parmi nous… Il s'agit là d'une mutation défavorable : mais peut-on refuser tout crédit à la possibilité d'une mutation favorable ? Des mutants pourraient avoir dans leur sang des produits susceptibles d'améliorer leur équilibre physique et d'augmenter bien au-dessus du nôtre leur coefficient d'intelligence. Ils pourraient charrier dans leurs veines des tranquillisants naturels, les plaçant à l'abri des chocs psychiques de la vie sociale et des complexes d'anxiété. Ils formeraient donc une race différente de la race humaine, supérieure à elle. Les psychiatres et les médecins repèrent ce qui ne va pas. Comment repérer ce qui va plus que bien ?
Dans l'ordre des mutations, il faut distinguer plusieurs aspects. La mutation cellulaire qui n'atteint pas les gènes, qui n'engage pas de descendance, nous est connue dans sa forme défavorable : le cancer, la leucémie, sont des mutations cellulaires. Dans quelle mesure ne pourrait-il se produire des mutations cellulaires favorables, généralisées dans tout l'organisme ? Les mystiques parlent de l'apparition d'une « chair nouvelle », d'une « transfiguration ».
La mutation génétique défavorable (le cas des phényl-cétoniques) commence, elle aussi, à nous être connue. Dans quelle mesure ne pourrait-il se produire une mutation favorable ? Ici, encore, il faudrait distinguer deux aspects du phénomène, ou plutôt deux interprétations.
1° Cette mutation, cette apparition d'une autre race pourrait être due au hasard. La radioactivité, entre autres causes, pourrait amener une modification des gènes de certains individus. La protéine du gène, légèrement atteinte, ne fournirait plus, par exemple, certains acides produisant en nous l'anxiété. On verrait apparaître une autre race : la race de l'homme tranquille, de l'homme qui n'a peur de rien, qui ne ressent rien de négatif. Qui va à la guerre tranquillement, qui tue sans inquiétude, qui jouit sans complexe, une sorte de robot sans aucune sorte de tremblement intérieur. Il n'est pas impossible que nous assistions à l'apparition de cette race.
2° La mutation ne serait pas due au hasard. Elle serait dirigée. Elle irait dans le sens d'une assomption spirituelle de l'humanité. Elle serait le passage d'un niveau de conscience à un niveau supérieur. Les effets de la radioactivité répondraient à une volonté dirigée vers le haut. Les modifications que nous évoquions à l'instant ne seraient rien en regard de ce qui attendrait l'espèce humaine, rien qu'un léger effleurement en regard des changements profonds à venir. La protéine du gène serait affectée dans sa structure totale, et nous verrions naître une race dont la pensée serait entièrement transformée, une race capable de maîtriser le temps et l'espace et de situer toute opération intellectuelle par-delà l'infini. Il y a, entre la première et la seconde idée, autant de différence qu'entre l'acier trempé et l'acier transformé subtilement en bande magnétique.