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Cette dernière idée, créatrice d'un mythe moderne dont la science-fiction s'est emparée, est curieusement inscrite dans les différents volets de la spiritualité contemporaine. Du côté des Lucifériens, nous avons vu Hitler croire en l'existence des Grands Supérieurs, et nous l'avons entendu s'écrier : « Je vais vous dévoiler le secret : la mutation de la race humaine est commencée ; il existe des êtres supra-humains. »

Du côté de l'hindouisme rénové, le maître de l'Ashram de Pondichéry, l'un des plus grands penseurs de l'Inde nouvelle, Sri Aurobindo Ghose, a fondé sa philosophie et ses commentaires des textes sacrés sur la certitude d'une évolution ascendante de l'humanité s'opérant par mutations.

Il a écrit notamment : « La venue sur cette terre d'une race humaine, – si prodigieux ou miraculeux que puisse paraître le phénomène – peut devenir une chose d'actualité pratique. » Enfin, au sein d'un catholicisme ouvert à la réflexion scientifique, Teilhard de Chardin a affirmé qu'il croyait « en une dérive capable de nous entraîner vers quelque forme d'Ultra-Humain ».

Pèlerin sur le chemin de l'étrange, plus sensible qu'aucun autre homme au passage des courants d'idées inquiétantes, témoin plutôt que créateur, mais témoin hyperlucide des aventures extrêmes de l'intelligence moderne, l'écrivain André Breton, père du Surréalisme, n'hésitait pas à écrire en 1942 :

« L'homme n'est peut-être pas le centre, le point de mire de l'univers. On peut se laisser aller à croire qu'il existe au-dessus de lui, dans l'échelle animale, des êtres dont le comportement lui est aussi étranger que le sien peut l'être à l'éphémère ou à la baleine. Rien ne s'oppose nécessairement à ce que des êtres échappent de façon parfaite à son système de références sensoriel à la faveur d'un camouflage de quelque nature qu'on voudra l'imaginer mais dont la théorie de la forme et l'étude des animaux mimétiques posent à elles seules la possibilité. Il n'est pas douteux que le plus grand champ spéculatif s'offre à cette idée, bien qu'elle tende à placer l'homme dans les modestes conditions d'interprétation de son propre univers où l'enfant se plaît à concevoir une fourmi du dessous quand il vient de donner un coup de pied dans la fourmilière. En considérant les perturbations du type cyclone, dont l'homme est impuissant à être autre chose que la victime ou le témoin, ou celles du type guerre, au sujet desquelles des notions notoirement insuffisantes sont avancées, il ne serait pas impossible, au cours d'un vaste ouvrage auquel ne devrait jamais cesser de présider l'induction la plus hardie, d'approcher jusqu'à les rendre vraisemblables la structure et la complexion de tels êtres hypothétiques, qui se manifestent obscurément à nous dans la peur et le sentiment du hasard.

« Je crois devoir faire observer que je ne m'éloigne pas sensiblement du témoignage de Novalis : “Nous vivons en réalité dans un animal dont nous sommes les parasites. La constitution de cet animal détermine la nôtre, et vice versa” et que je ne fais que m'accorder avec la pensée de William James : “Qui sait si, dans la nature, nous ne tenons pas une aussi petite place auprès d'êtres par nous insoupçonnés, que nos chats et nos chiens vivant à nos côtés dans nos maisons ?” Les savants eux-mêmes ne contredisent pas tous cette opinion : “Autour de nous circulent peut-être des êtres bâtis sur le même plan que nous, mais différents, des hommes, par exemple, dont les albumines seraient droites.” Ainsi parle Émile Duclaux, ancien directeur de l'Institut Pasteur.

« Un mythe nouveau ? Ces êtres, faut-il les convaincre qu'ils procèdent du mirage ou leur donner l'occasion de se découvrir ? »

Existe-t-il parmi nous des êtres extérieurement semblables à nous, mais dont le comportement nous serait aussi étranger « que celui de l'éphémère ou de la baleine » ? Le bon sens réplique que cela se saurait, que si des individus supérieurs vivaient parmi nous, nous le verrions bien.

C'est, à notre connaissance, John W. Campbell, qui a réduit cet argument du bon sens à peu de chose dans un éditorial de la revue Astounding Science Fiction, paru en 1941 :

Nul ne va trouver son médecin pour lui déclarer qu'il se porte magnifiquement. Nul n'ira chez le psychiatre pour lui faire savoir que la vie est un jeu facile et délicieux. Nul ne sonnera à la porte d'un psychanalyste pour déclarer qu'il ne souffre d'aucun complexe. Les mutations défavorables sont détectables. Mais les favorables ?

Cependant, objecte le bon sens, les mutants supérieurs se feraient remarquer par leur prodigieuse activité intellectuelle.

Nullement, répond Campbell. Un homme génial, appartenant à notre espèce, un Einstein, par exemple, publie les fruits de ses travaux. Il se fait remarquer. Ce qui lui vaut beaucoup d'ennuis, de l'hostilité, de l'incompréhension, des menaces, l'exil. Einstein, à la fin de sa vie, déclare : « Si j'avais su, je me serais fait plombier. » Au-dessus d'Einstein, le mutant est assez intelligent pour se cacher. Il garde pour lui ses découvertes. Il vit d'une vie aussi discrète que possible en essayant simplement de maintenir le contact avec d'autres intelligences de son espèce. Quelques heures de travail par semaine lui suffisent pour subvenir à ses besoins et il utilise le reste de son temps à des activités dont nous n'avons pas même l'idée.

L'hypothèse est séduisante. Elle n'est nullement vérifiable dans l'état actuel de la science. Aucun examen anatomique ne peut apporter de renseignements sur l'intelligence. Anatole France avait un cerveau anormalement léger. Il n'y a enfin aucune raison pour qu'un mutant soit autopsié, sauf en cas d'accident, et comment déceler alors une mutation affectant les cellules du cerveau ? Il n'est donc pas totalement fou d'admettre comme possible l'existence des Supérieurs parmi nous. Si les mutations sont régies par le hasard seul, il y en a probablement quelques-unes de favorables. Si elles sont régies par une force naturelle organisée, si elles correspondent à une volonté d'ascension du vivant, comme le croyait par exemple Sri Aurobindo Ghose, il doit y en avoir beaucoup plus encore. Nos successeurs seraient déjà ici.

Tout invite à croire qu'ils nous ressemblent exactement, ou plutôt que rien ne nous permet de les distinguer. Certains auteurs de science-fiction attribuent naturellement aux mutants des particularités anatomiques. Van Vogt, dans son ouvrage célèbre À la poursuite des Slans, imagine que leurs cheveux sont d'une structure singulière : des sortes d'antennes servant aux communications télépathiques, et il bâtit là-dessus une belle et terrible histoire de chasse aux Supérieurs, copiée sur la persécution des Juifs. Mais il arrive que les romanciers ajoutent à la nature pour simplifier les problèmes.

Si la télépathie existe, elle ne se transmet sans doute pas au moyen d'ondes et il n'est nullement besoin d'antennes. Si l'on croit à une évolution dirigée, il convient d'admettre que le mutant dispose, pour assurer sa protection, de moyens de camouflage quasi parfaits. Il est constant, dans le règne animal, de voir le prédateur trompé par des proies « déguisées » en feuilles mortes, en brindilles, en excréments même, avec une perfection ahurissante. La « malice » des espèces succulentes va même, dans certains cas, jusqu'à imiter la couleur des espèces immangeables. Comme l'a bien vu André Breton, qui pressent parmi nous de « Grands Transparents », il se peut que ces êtres échappent à notre observation « à la faveur d'un camouflage de quelque nature qu'on voudra l'imaginer, mais dont la théorie de la forme et l'étude des animaux mimétiques posent à elles seules la possibilité ».