Ces mutants forment-ils une société invisible ? Aucun être humain ne vit seul. Il ne peut s'accomplir qu'au sein d'une société. La société humaine que nous connaissons a plus qu'abondamment démontré qu'elle est hostile à l'intelligence objective et à l'imagination libre : Giordano Bruno brûlé, Einstein exilé, Oppenheimer surveillé. S'il existe des mutants répondant à notre description, tout porte à penser qu'ils travaillent et communiquent entre eux au sein d'une société superposée à la nôtre, et qui sans doute s'étend sur le monde entier. Qu'ils communiquent, en usant de moyens psychiques supérieurs comme la télépathie, nous semble une hypothèse enfantine. Plus proche du réel, et donc plus fantastique nous paraît l'hypothèse selon laquelle ils se serviraient des communications humaines normales pour véhiculer des messages, des renseignements à leur usage exclusif. La théorie générale de l'information et la sémantique montrent assez bien qu'il est possible de rédiger des textes à double, triple ou quadruple sens. Il existe des textes chinois à sept significations emboîtées les unes dans les autres. Un héros du roman de Van Vogt, À la poursuite des Slans, découvre l'existence d'autres mutants en lisant le journal et en décryptant des articles d'apparence inoffensive. Un tel réseau de communication à l'intérieur de notre littérature, de notre presse, etc., est concevable. Le New York Herald Tribune publiait le 15 mars 1958 une étude de son correspondant de Londres sur une série de messages énigmatiques parus dans les petites annonces du Times. Ces messages avaient retenu l'attention des spécialistes de la cryptographie et des diverses polices, car ils avaient manifestement un second sens. Mais ce sens avait échappé à tous les efforts de déchiffrage. Il y a sans doute des moyens de communication moins repérables encore. Tel roman de quatrième ordre, tel ouvrage technique, tel livre de philosophie en apparence fumeux, véhiculent peut-être secrètement des études complexes, des messages à l'intention d'intelligences supérieures, aussi différentes de la nôtre que celle-ci l'est d'un grand singe.
Louis de Broglie écrit(119): « Nous ne devons jamais oublier combien nos connaissances restent toujours limitées et de quelles évolutions imprévues elles sont susceptibles. Si la civilisation humaine subsiste, la physique pourra dans quelques siècles être aussi différente de la nôtre que celle-ci l'est de la physique d'Aristote. Peut-être les conceptions élargies auxquelles nous serons alors parvenus nous permettront-elles d'englober dans une même synthèse, où chacun viendra trouver sa place, l'ensemble des phénomènes physiques et biologiques. Si la pensée humaine, éventuellement rendue plus puissante par quelque mutation biologique, devait un jour s'élever jusque-là, elle apercevrait alors sous son véritable jour, que nous ne soupçonnons sans doute pas encore, l'unité des phénomènes que nous distinguons à l'aide des adjectifs « physico-chimiques », « biologiques » ou même « psychiques ». »
Et si cette mutation s'est déjà produite ? L'un des plus grands biologistes français, Morand, inventeur des tranquillisants, admet que les mutants sont apparus tout au long de l'histoire et de l'humanité(120) : « Les mutants se nommèrent, entre autres, Mahomet, Confucius, Jésus-Christ… » Bien d'autres existent peut-être. Il n'est nullement impensable qu'à l'époque évolutive où nous nous trouvons, des mutants considèrent comme inutile de se donner en exemple ou de prêcher quelque forme de religion nouvelle. Il y a mieux à faire, présentement, que s'adresser à l'individu. Il n'est pas impensable qu'ils considèrent comme nécessaire et bénéfique la montée de notre humanité vers la collectivisation. Il n'est enfin pas impensable qu'ils regardent comme souhaitables nos souffrances d'enfantement, et même comme heureuse quelque grande catastrophe susceptible de hâter la prise de conscience de la tragédie spirituelle que constitue dans sa totalité le phénomène humain. Pour agir, pour que se précise la dérive qui nous entraîne peut-être tous vers quelque forme d'ultra-humain dont ils possèdent l'usage, il leur est peut-être nécessaire de demeurer cachés, de maintenir secrète la coexistence, tandis que se forge, en dépit des apparences et peut-être grâce à leur présence, l'âme nouvelle pour un monde nouveau que nous appelons, quant à nous, de toute la force de notre amour.
Nous voici aux frontières de l'imaginaire. Il faut nous arrêter. Nous ne voulons que suggérer le plus grand nombre possible d'hypothèses non déraisonnables. Sur la quantité, beaucoup seront sans doute à rejeter. Mais si quelques-unes ont ouvert à la recherche des portes jusqu'ici dissimulées, nous n'aurons pas travaillé en vain ; nous ne nous serons pas inutilement exposés au risque du ridicule. « Le secret de la vie peut être trouvé. Si l'occasion m'en était donnée, je ne la laisserais pas échapper par peur des ricanements(121). »
Toute réflexion sur les mutants débouche dans une rêverie sur l'évolution, sur les destins de la vie et de l'homme. Qu'est-ce que le temps, à l'échelle cosmique où il faut situer l'histoire terrienne ? L'avenir n'est-il pas, si je puis dire, de toute éternité commencé ? Dans l'apparition des mutants, tout se passe peut-être comme si la société humaine était parfois atteinte par un ressac du futur, visitée par les témoins de la connaissance à venir. Les mutants ne sont-ils pas la mémoire du futur, dont le grand cerveau de l'humanité est peut-être doté ?
Autre chose : l'idée de mutation favorable est évidemment liée à l'idée de progrès. Cette hypothèse d'une mutation peut être ramenée au plan scientifique le plus positif. Il est parfaitement certain que les régions les plus récemment acquises par l'évolution, et les moins spécialisées, c'est-à-dire les zones silencieuses de la matière cérébrale, mûrissent les dernières. Des neurologues pensent avec raison qu'il y a là des possibilités autres que l'avenir de l'espèce nous révélera. L'individu jouissant des possibilités autres. Une individualisation supérieure. Et cependant, l'avenir des sociétés nous semble bien orienté vers une collectivisation grandissante. Est-ce contradictoire ? Nous ne le pensons pas. L'existence à nos yeux n'est pas contradiction, mais complémentarité et dépassement.