Revenons aux Rose-Croix. « Ils constituent alors, nous dit l'historien Serge Hutin, la collectivité des êtres parvenus à l'état supérieur à l'humanité ordinaire, possédant ainsi les mêmes caractères intérieurs leur permettant de se reconnaître entre eux. »
Cette définition a le mérite d'éloigner le fatras occultiste, tout au moins à nos yeux. C'est que nous avons de « l'état supérieur » une idée claire, quasi scientifique présente, optimiste(10).
Nous sommes à un stade des recherches où l'on envisage la possibilité de mutations artificielles améliorant les êtres vivants, et l'homme lui-même. « La radio-activité peut créer des monstres, mais elle nous donnera aussi des génies », déclare un biologiste anglais. Le terme de la recherche alchimique, qui est la transmutation de l'opérateur lui-même, est peut-être le terme de la recherche scientifique actuelle. Nous verrons tout à l'heure que, dans une certaine mesure, cela s'est déjà produit pour quelques savants contemporains.
Les études avancées en psychologie semblent prouver l'existence d'un état différent des états de sommeil et de veille, d'un état de conscience supérieur dans lequel l'homme serait en possession de moyens intellectuels décuplés. À la psychologie des profondeurs, que nous devons à la psychanalyse, nous ajoutons aujourd'hui une psychologie des altitudes qui nous met sur la voie d'une superintellectualité possible. Le génie ne serait que l'une des étapes du chemin que peut parcourir l'homme en lui-même pour atteindre l'usage de la totalité de ses facultés. Nous n'utilisons pas, dans une vie intellectuelle normale, le dixième de nos possibilités d'attention, de prospection, de mémoire, d'intuition, de coordination. Il se pourrait que nous fussions sur le point de découvrir, ou de redécouvrir les clés qui nous permettront d'ouvrir en nous des portes derrière lesquelles nous attend une multitude de connaissances. L'idée d'une mutation prochaine de l'humanité, sur ce plan, ne relève pas du rêve occultiste, mais de la réalité. Nous y reviendrons longuement dans la suite de notre ouvrage. Sans doute des mutants existent déjà parmi nous, ou, en tout cas, des hommes qui ont déjà fait quelques pas sur la route que nous prendrons tous quelque jour.
Selon la tradition(11), le terme « génie » ne suffisant pas à rendre compte de tous les états supérieurs possibles du cerveau humain, les Rose-Croix auraient été des esprits d'un autre calibre, se réunissant par cooptation. Disons plutôt que la légende Rose-Croix aurait servi de support à une réalité : la société secrète permanente des hommes supérieurement éclairés ; – une conspiration au grand jour.
La société Rose-Croix se serait formée naturellement des hommes parvenus à un état de conscience élevé, cherchant des correspondants, d'autres hommes, semblables à eux par la connaissance, avec qui le dialogue soit possible. C'est Einstein compris seulement par cinq ou six hommes dans le monde, ou quelques centaines de mathématiciens et physiciens susceptibles de réfléchir utilement sur la remise en question de la loi de parité.
Pour les Rose-Croix, il n'y a d'autre étude que celle de la nature, mais cette étude n'est réellement éclairante que pour des esprits d'un calibre différent de l'esprit ordinaire.
En appliquant un esprit d'un calibre différent à l'étude de la nature, on arrive à la totalité des connaissances et à la sagesse. Cette idée neuve, dynamique, a séduit Descartes et Newton. On a évoqué plus d'une fois les Rose-Croix à leur propos. Est-ce à dire qu'ils étaient affiliés ? Cette question n'a pas de sens. Nous n'imaginons pas une société organisée, mais des contacts nécessaires entre esprits autrement calibrés, et un langage commun, non pas secret, mais simplement inaccessible aux autres hommes dans un temps donné.
Si des connaissances profondes sur la matière et l'énergie, sur les lois qui régissent l'univers, ont été élaborées par des civilisations aujourd'hui disparues, et si des fragments de ces connaissances ont été conservés au cours des âges (ce dont nous ne sommes pas d'ailleurs certains), ils n'ont pu l'être que par des esprits supérieurs et dans un langage forcément incompréhensible pour le commun. Mais si nous ne retenons pas cette hypothèse, nous pouvons cependant imaginer, au cours des temps, une succession d'esprits hors mesure, communiquant entre eux. De tels esprits savent avec évidence qu'ils n'ont aucune sorte d'intérêt à faire étalage de leur puissance. Si Christophe Colomb avait été un esprit hors mesure, il aurait tenu secrète sa découverte. Obligés à une sorte de clandestinité, ces hommes ne peuvent établir de contacts satisfaisants qu'avec leurs égaux. Il suffit de songer à la conversation des médecins autour du lit d'un patient de l'hôpital, conversation à haute voix et dont rien pourtant n'arrive à l'entendement du malade, pour comprendre ce que nous avançons sans noyer l'idée dans les brouillards de l'occultisme, de l'initiation, etc. Enfin, il va de soi que des esprits de cette sorte appliqués à passer inaperçus simplement pour n'être pas entravés auraient autre chose à faire qu'à jouer entre eux aux conspirateurs. S'ils forment une société c'est par la force des choses. S'ils ont un langage particulier, c'est que les notions générales que ce langage exprime sont inaccessibles à l'esprit humain ordinaire. C'est dans ce sens, et uniquement, que nous acceptons l'idée de société secrète. Les autres sociétés secrètes, celles qui sont repérées, et qui sont innombrables, et qui sont plus ou moins puissantes et pittoresques, ne sont à nos yeux que des imitations, des jeux d'enfants copiant les adultes.
Aussi longtemps que les hommes nourriront le rêve d'obtenir quelque chose pour rien, de l'argent sans travailler, la connaissance sans l'étude, le pouvoir sans le savoir, la vertu sans l'ascèse, les sociétés prétendument secrètes et initiatiques fleuriront, avec leurs hiérarchies imitatives et leur grommelo qui singe le langage secret, c'est-à-dire technique.
Nous avons choisi l'exemple des Rose-Croix de 1622, parce que le véritable rosicrucien, selon la tradition, ne se réclame pas de quelque initiation mystérieuse, mais d'une étude approfondie et cohérente du Liber Mundi, du livre du monde et de la nature. La tradition Rose-Croix est donc la même que celle de la science contemporaine. Nous commençons aujourd'hui à comprendre qu'une étude approfondie et cohérente de ce livre de la nature exige autre chose que l'esprit d'observation, que ce que nous appelions dernièrement l'esprit scientifique, et même autre chose que ce que nous appelons l'intelligence. Il faudrait, au point où en sont nos recherches, que l'esprit se surmonte lui-même, que l'intelligence se transcende. L'humain, trop humain, ne suffit plus. C'est peut-être à cette même constatation, faite dans des siècles passés par des hommes supérieurs, que nous devons, sinon la réalité, du moins la légende Rose-Croix. Le moderne attardé est rationaliste. Le contemporain du futur se sent religieux. Beaucoup de modernisme nous éloigne du passé. Un peu de futurisme nous y ramène.