Dans une lettre à son ami Laborit, le biologiste Morand écrit : « L'homme devenu parfaitement logique, abandonnant toute passion comme toute illusion, sera devenu une cellule dans le continuum vital que constitue une société arrivée au plus haut terme de son évolution. Nous n'en sommes pas encore là de toute évidence, mais je ne pense pas qu'il puisse y avoir évolution sans cela. Alors, et alors seulement, émergera cette « conscience universelle » de l'être collectif, vers laquelle nous tendons. »
Devant cette vision, hautement probable, nous savons bien que les partisans du vieil humanisme qui a pétri notre civilisation se désespèrent. Ils imaginent l'homme désormais sans but, entrant dans sa phase de déclin. « Devenu parfaitement logique, abandonnant toute passion comme toute illusion… » Comment l'homme changé en foyer d'intelligence rayonnante serait-il sur le déclin ? Certes, le Moi psychologique, ce que nous appelons la personnalité, serait en voie de disparition. Mais nous ne pensons pas que cette « personnalité » est la richesse dernière de l'homme. En ceci, nous sommes, croyons-nous, religieux. C'est le signe de notre temps, de faire déboucher toutes les observations actives sur une vision de la transcendance. Non, la personnalité n'est pas la richesse dernière de l'homme. Elle n'est qu'un des instruments qui lui sont donnés pour passer à l'état d'éveil. L'œuvre faite, l'instrument disparaît. Si nous avions des miroirs capables de nous montrer cette « personnalité » à laquelle nous attachons tant de prix, nous n'en supporterions pas la vue, tant de monstres et larves y grouilleraient. Seul l'homme réellement éveillé s'y pourrait pencher sans risquer la mort par épouvante, car alors le miroir ne refléterait plus rien, serait pur. Voilà le vrai visage, qui dans le miroir de la vérité n'est pas renvoyé. Nous n'avons pas encore, en ce sens, de visage. Et les dieux ne nous parleront face à face que lorsque nous aurons nous-mêmes un visage.
Rejetant le Moi psychologique mouvant et limité, Rimbaud disait déjà : « Je est un autre. » C'est le Je immobile, transparent et pur, dont l'entendement est infini : toutes les traditions enjoignent à l'homme de tout quitter pour y atteindre. Il se pourrait que nous fussions dans un temps où le proche avenir parle le même langage que le lointain passé.
Hors de ces considérations sur les possibilités autres de l'esprit, la pensée, même la plus généreuse, ne distingue que contradiction entre conscience individuelle et conscience universelle, vie personnelle et vie collective. Mais une pensée qui voit des contradictions dans le vivant est une pensée malade. La conscience individuelle réellement éveillée entre dans l'univers. La vie personnelle, tout entière conçue et utilisée comme instrument d'éveil, se fond sans dommage dans la vie collective.
Il n'est pas dit enfin que la constitution de cet être collectif soit le terme ultime de l'évolution. L'esprit de la Terre, l'âme du vivant n'ont pas fini d'émerger. Les pessimistes, devant les grands bouleversements visibles que produit cette secrète émergence, disent qu'il faut au moins tenter de « sauver l'homme ». Mais cet homme n'est pas à sauver, il est à changer. L'homme de la psychologie classique et des philosophies en cours est déjà dépassé, condamné à l'inadaptation. Mutation ou non, c'est un autre homme que celui-ci qu'il convient d'entrevoir pour ajuster le phénomène humain au destin en marche. Dès lors, il n'est question ni de pessimisme, ni d'optimisme : il est question d'amour.
Du temps où je pensais pouvoir posséder la vérité dans mon âme et mon corps, où j'imaginais avoir bientôt la solution à tout, à l'école du philosophe Gurdjieff, il est un mot que je n'entendis jamais prononcer : c'est le mot amour. Je ne dispose aujourd'hui d'aucune certitude absolue. Je ne saurais avancer résolument comme valable la plus timide des hypothèses formulées dans cet ouvrage. Cinq ans de réflexion et de travail avec Jacques Bergier ne m'ont apporté qu'une seule chose : la volonté de tenir mon esprit en état de surprise et en état de confiance devant toutes les formes de la vie et devant toutes les traces de l'intelligence dans le vivant. Ces deux états : surprise et confiance, sont inséparables. La volonté d'y parvenir et de s'y maintenir subit à la longue une transformation. Elle cesse d'être volonté, c'est-à-dire joug, pour devenir amour, c'est-à-dire joie et liberté. En un mot mon seul acquis est que je porte en moi, désormais indéracinable, l'amour du vivant, sur ce monde et dans l'infinité des mondes.
Pour honorer et exprimer cet amour puissant, complexe, nous ne nous sommes sans doute pas limités, Jacques Bergier et moi, à la méthode scientifique, comme l'eût exigé la prudence. Mais qu'est-ce que l'amour prudent ? Nos méthodes furent celles des savants, mais aussi des théologiens, des poètes, des sorciers, des mages et des enfants. Somme toute, nous nous sommes conduits en barbares, préférant l'invasion à l'évasion. C'est que quelque chose nous disait qu'en effet nous faisions partie des troupes étrangères, des hordes fantomatiques, menées par des trompettes à ultra-son, des cohortes transparentes et désordonnées qui commencent à déferler sur notre civilisation. Nous sommes du côté des envahisseurs, du côté de la vie qui vient, du côté du changement d'âge et du changement de pensée. Erreur ? Folie ? Une vie d'homme ne se justifie que par l'effort, même malheureux, vers le mieux comprendre. Et le mieux comprendre, c'est le mieux adhérer. Plus je comprends, plus j'aime, car tout ce qui est compris est bien.
1 Teilhard de Chardin tel que je l'ai connu, par G. Magloire, revue Synthèse, novembre 1957.
2 Un des signes les plus étonnants de l'ouverture qui se produit dans le domaine de la physique est l'introduction de ce que l'on appelle le « nombre quantique d'étrangeté ». Voici en gros ce dont il s'agit. On pensait naïvement au début du XIXe siècle que deux nombres, trois au plus, suffiraient pour définir une particule. Ce nombre aurait été sa masse, sa charge électrique et son moment magnétique. La vérité était loin d'être aussi simple. Pour décrire complètement une particule il a fallu ajouter une grandeur intraduisible en paroles et qu'on appelait spin. On avait cru d'abord que cette grandeur correspondait à une période de rotation de la particule sur elle-même, quelque chose qui pour la planète Terre, par exemple, correspondrait à la période de vingt-quatre heures réglant l'alternance des jours et des nuits. On s'est aperçu qu'aucune explication simpliste de ce genre ne pouvait tenir. Le spin était simplement le spin, une quantité d'énergie liée à la particule, se présentant mathématiquement comme une rotation sans que quoi que ce soit dans la particule tourne.
De savants travaux, dus surtout au professeur Louis de Broglie, n'ont réussi que partiellement à expliquer le mystère du spin. Mais brusquement, on s'est avisé qu'entre les trois particules connues : protons, électrons, neutrons (et leurs images dans le miroir antiproton négatif, positron, antineutron), il existait une bonne trentaine d'autres particules. Les rayons cosmiques, les grands accélérateurs en produisaient d'énormes quantités. Or, pour décrire ces particules les quatre nombres habituels, masse, charges, moment magnétique, spin ne suffisaient plus. Il fallait créer un cinquième nombre, peut-être un sixième et ainsi de suite. Et c'est d'une façon tout à fait naturelle que les physiciens ont nommé ces grandeurs nouvelles des « nombres quantiques d'étrangeté ». Ce salut à l'Ange du Bizarre a quelque chose de grandement poétique. Comme bien d'autres expressions de la physique moderne : « Lumière Interdite », « Ailleurs Absolu », le « nombre quantique d'étrangeté » a des prolongements au-delà de la physique, des liaisons avec les profondeurs de l'esprit humain.