« Notre monde est en face d'une crise encore inaperçue par ceux qui possèdent le pouvoir de prendre de grandes décisions pour le bien ou pour le mal. La puissance déchaînée de l'atome a tout changé, sauf nos habitudes de penser, et nous dérivons vers une catastrophe sans précédent. Nous, scientifiques, qui avons libéré cet immense pouvoir, avons l'écrasante responsabilité, dans cette lutte mondiale pour la vie ou la mort, de juguler l'atome au bénéfice de l'humanité, et non pour sa destruction. La fédération des savants américains se joint à moi dans cet appel. Nous vous prions de soutenir nos efforts pour amener l'Amérique à concevoir que la destinée du genre humain se décide aujourd'hui, maintenant, à cette minute même. Il nous faut deux cent mille dollars immédiatement pour une campagne nationale destinée à faire connaître aux hommes qu'un nouveau mode de pensée est essentiel si l'humanité veut survivre et gagner de plus hauts niveaux. Cet appel ne vous est envoyé qu'après une longue méditation sur l'immense crise que nous affrontons. Je vous réclame d'urgence un chèque immédiat à m'envoyer à moi, président du Comité de Désespoir des Savants de l'Atome, Princeton, New Jersey. Nous réclamons votre aide à cet instant fatal comme un signe que nous, hommes de science, ne sommes pas seuls. »
Cette catastrophe, me disais-je (et deux cent mille dollars n'y changeront rien), mes maîtres l'avaient prévue depuis longtemps. Dieu avait offert à l'homme l'obstacle de la matière et, comme disait Blanc de Saint-Bonnet, « l'homme est le fils de l'obstacle ». Mais les modernes, détachés des principes, ont voulu faire disparaître les obstacles. La matière, qui faisait obstacle, a été vaincue. La voie est libre vers le néant. Voici deux mille ans, Origène écrivait superbement que « la matière est l'absorbant de l'iniquité ». Désormais, l'iniquité n'est plus absorbée : elle se répand en flots destructeurs. Ce Comité de Désespoir ne l'épongera pas.
Les anciens étaient sans doute aussi mauvais que nous, mais ils le savaient. Cette sagesse faisait placer des garde-fous. Une bulle du pape condamne l'emploi du trépied destiné à affermir l'arc : cette machine, ajoutant aux moyens naturels de l'archer, rendrait le combat inhumain. La bulle est observée deux cents ans. Roland de Roncevaux, abattu par les frondes sarrasines, s'écrie : « Maudit soit le lâche qui inventa des armes capables de tuer à distance ! » Plus près de nous, en 1775, un ingénieur français, Du Perron, présenta au jeune Louis XVI, un « orgue militaire » qui, actionné par une manivelle, lançait simultanément vingt-quatre balles. Un mémoire accompagnait cet instrument, embryon des mitrailleuses modernes. La machine parut si meurtrière au roi, à ses ministres Malesherbes et Turgot, qu'elle fut refusée et son inventeur considéré comme un ennemi de l'humanité.
À tout vouloir émanciper, nous avons aussi émancipé la guerre. Jadis occasion de sacrifice et de salut pour quelques-uns, elle est devenue la damnation de tous.
Telles étaient à peu près mes pensées aux environs de 1946, et je songeais à publier une anthologie des « penseurs réactionnaires » dont les voix furent couvertes, en leur temps, par le chœur des progressistes romantiques. Ces écrivains à rebours, ces prophètes de l'Apocalypse, qui criaient dans le désert, se nommaient Blanc de Saint-Bonnet, Émile Montagut, Albert Sorel, Donoso Cortès, etc. C'est dans un esprit de révolte bien proche de celui de ces ancêtres que je réalisai un pamphlet intitulé Le Temps des Assassins, auquel collaborèrent notamment Aldous Huxley et Albert Camus. La presse américaine fit écho à ce pamphlet où savants, militaires et politiciens se trouvaient fort maltraités et où l'on souhaitait un procès de Nuremberg pour tous les techniciens de la destruction.
Je crois aujourd'hui que les choses sont moins simples et qu'il faut voir d'un autre œil, et de plus haut, l'histoire irréversible. Cependant, en 1946, inquiétante après-guerre, ce courant de pensée faisait une trace fulgurante dans l'océan d'angoisses où se trouvaient plongés les intellectuels qui ne se voulaient « ni victimes ni bourreaux ». Et il est vrai que, depuis le télégramme d'Einstein, les choses ont empiré. « Ce qu'il y a dans la serviette des savants est effrayant », dit Khrouchtchev en 1960. Mais les esprits se sont lassés et, après beaucoup de solennelles et inutiles protestations, tournés vers d'autres matières à réflexion. En attendant, comme le condamné à mort dans sa cellule, la grâce ou non. Toutefois, il y a, dans toutes les consciences, désormais, un fond de révolte contre la science capable d'anéantir le monde, un doute sur la valeur salvatrice du progrès technique. « Ils vont finir par tout faire sauter. » Depuis les furieuses critiques d'Aldous Huxley dans Contrepoint et Le Meilleur des Mondes, l'optimisme scientiste s'est effondré. En 1951, le chimiste américain Anthony Standen publiait un livre intitulé : La Science est une Vache Sacrée, où il protestait contre l'admiration fétichiste pour la science. En octobre 1953, un célèbre professeur de droit à Athènes, M.O.J. Despotopoulos, adressait à l'U.N.E.S.C.O. un manifeste pour demander l'arrêt du développement scientifique, ou plutôt sa mise au secret. La recherche, proposait-il, serait désormais confiée à un conseil de savants mondialement élu et ainsi maître de garder le silence. Cette idée, pour utopique qu'elle soit, n'est pas sans intérêt. Elle décrit une possibilité de l'avenir et, comme nous le verrons tout à l'heure, recoupe un des grands thèmes des civilisations passées. Dans une lettre qu'il nous adressait en 1955, M. Despotopoulos précisait sa pensée :
« La science de la nature est certes un des exploits les plus dignes de l'histoire humaine. Mais à partir du moment où elle déclenche des forces capables de détruire l'humanité entière, elle cesse d'être ce qu'elle était du point de vue moral. La distinction entre la science pure et ses applications techniques est devenue pratiquement impossible. On ne saurait donc parler de la science comme d'une valeur en soi. Ou plutôt, dans certains secteurs, les plus grands, elle est maintenant une valeur négative, dans la mesure où elle échappe au contrôle de la conscience pour répandre ses périls au gré de la volonté de puissance des responsables politiques. L'idolâtrie du progrès et de la liberté en matière de recherche scientifique est totalement pernicieuse. Notre proposition est celle-ci : codification des conquêtes de la science de la nature réalisées jusqu'ici et interdiction totale ou partielle de son progrès futur par un conseil suprême mondial de savants. Certes, une telle mesure est tragiquement cruelle, son objet touchant un des plus nobles élans de l'humanité, et nul ne peut sous-estimer les difficultés inhérentes à une telle mesure. Mais il n'y en a pas d'autre qui soit assez efficace. Les objections faciles : retour au Moyen Âge, à la barbarie, etc., n'apportent aucun argument sérieux. Il ne s'agit pas de faire régresser l'intelligence, il s'agit de la défendre. Il ne s'agit pas de restrictions au bénéfice d'une classe sociale : il s'agit de la sauvegarde de toute l'humanité. Tel est le problème. Le reste n'est que division et dispersion de l'activité dans l'affrontement de sous-problèmes. »
Ces idées reçurent un accueil favorable dans la presse anglaise et allemande et ont été largement commentées dans le bulletin des savants atomistes de Londres. Elles ne sont pas éloignées de certaines propositions formulées dans les conférences mondiales consacrées au désarmement.
Il n'est pas interdit de croire que, dans d'autres civilisations, il y ait eu, non pas absence de science, mais mise au secret de la science. Telle semble être l'origine de la merveilleuse légende des Neuf Inconnus.