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Sur un autre plan, mais dans ce même mouvement, ce que nous cherchons, c'est une vision continue de l'aventure de l'intelligence humaine, de la connaissance humaine. C'est pourquoi on nous verra voyager à toute vitesse de la magie à la technique, des Rose-Croix à Princeton, des Maya à l'homme des prochaines mutations, du sceau de Salomon à la table périodique des éléments, des civilisations disparues aux civilisations à venir, de Fulcanelli à Oppenheimer, du sorcier à la machine électronique analogique, etc. À toute vitesse, ou plutôt à une vitesse telle que l'espace et le temps fassent éclater leur coque, et que la vision du continu apparaisse. Il y a voyager en rêve et voyager réellement. Nous avons voulu le voyage réel. C'est en ce sens que ce livre n'est pas une fiction. Nous avons construit des appareils (c'est-à-dire des correspondances démontrables, des comparaisons valables, des équivalences incontestables). Des appareils qui fonctionnent, des fusées qui partent. Et parfois, en de certains instants, il nous a semblé que notre esprit atteignait le point d'où la totalité de l'effort humain est visible. Les civilisations, les moments de la connaissance et de l'organisation humaine, sont comme autant de rochers dans l'océan. Quand on voit une civilisation, un moment de la connaissance, on ne voit que le heurt de l'océan contre ce rocher, la vague qui se brise, l'écume jaillissante. Ce que nous avons cherché, c'est le lieu d'où l'on pourrait contempler l'océan tout entier, dans sa calme et puissante continuité, dans son harmonieuse unité.

Nous revenons maintenant aux réflexions sur la technique, la science et la magie. Elles vont préciser notre thèse sur l'idée de société secrète (ou plutôt de « conspiration au grand jour ») et nous servir d'ouverture pour de prochaines études, l'une sur l'Alchimie, l'autre sur les civilisations disparues.

Lorsqu'un jeune ingénieur entre dans l'industrie, il distingue vite deux univers différents. Il y a celui du laboratoire, avec les lois définies des expériences que l'on peut reproduire, avec une image du monde compréhensible. Et il y a l'univers réel, où les lois ne s'appliquent pas toujours, où les phénomènes sont parfois imprévus, où l'impossible se réalise. Si son tempérament est fort, l'ingénieur en question réagit par la colère, la passion, le désir de « violer cette garce de matière ». Ceux qui adoptent cette attitude vivent des vies tragiques. Voyez Edison, Tesla, Armstrong. Un démon les conduit. Werner von Braun essaie ses fusées sur les Londoniens, en massacre des milliers pour être finalement arrêté par la Gestapo parce qu'il avait déclaré : « Après tout, je me fous de la victoire de l'Allemagne, c'est la conquête de la Lune qu'il me faut(13) ! » On dit que la tragédie était, aujourd'hui, la politique. C'est une vision périmée. La tragédie, c'est le laboratoire. C'est à de tels « magiciens » que l'on doit le progrès technique. La technique n'est nullement, pensons-nous, l'application pratique de la science. Tout au contraire, elle se développe contre la science. L'éminent mathématicien et astronome Simon Newcomb démontre que le plus lourd que l'air ne saurait voler. Deux réparateurs de bicyclettes lui donneront tort. Rutherford, Millikan(14) prouvent qu'on ne pourra jamais exploiter les réserves d'énergie du noyau atomique. La bombe d'Hiroshima explose. La science enseigne qu'une masse d'air homogène ne peut se séparer en air chaud et en air froid. Hilsch montre qu'il suffit de faire circuler cette masse à travers un tube approprié(15). La science place des barrières d'impossibilité. L'ingénieur, comme fait le magicien sous les yeux de l'explorateur cartésien, passe à travers les barrières, par un phénomène analogue à ce que les physiciens nomment « l'effet tunnel ». Une aspiration magique l'attire. Il veut voir derrière le mur, aller sur Mars, capturer la foudre, faire de l'or. Il ne cherche ni le gain, ni la gloire. Il cherche à prendre l'univers en flagrant délit de cachotterie. Au sens jungien, c'est un archétype. Par les miracles qu'il tente de réaliser, par la fatalité qui pèse sur lui et la fin douloureuse qui l'attend le plus souvent, il est le fils du héros des Sagas et des tragédies grecques(16).

Comme le magicien, il tient au secret, et comme lui encore, il obéit à cette loi de similarité que Frazer(17) a dégagée dans son étude de la magie. À ses débuts, l'invention est une imitation du phénomène naturel. La machine volante ressemble à l'oiseau, l'automate à l'homme. Or, la ressemblance avec l'objet, l'être ou le phénomène dont il veut capter les pouvoirs, est presque toujours inutile, voire nuisible au bon fonctionnement de l'appareil inventé. Mais, comme le magicien, l'inventeur puise dans la similarité, une puissance, une volupté, qui le poussent en avant.

Le passage de l'imitation magique à la technologie scientifique pourrait être, dans bien des cas, retracé. Exemple :

À l'origine, le durcissement superficiel de l'acier a été obtenu, dans le Proche-Orient, en plongeant une lame portée au rouge dans le corps d'un prisonnier. C'est là une pratique magique typique : il s'agit de transférer dans la lame les qualités guerrières de l'adversaire. Cette pratique fut connue en Occident par les Croisés qui avaient constaté que l'acier de Damas était en effet plus dur que l'acier d'Europe. Des expériences furent faites : on trempa l'acier dans de l'eau sur laquelle flottaient des peaux de bêtes. Le même résultat fut obtenu. Au XIXe siècle, on s'aperçut que ces résultats étaient dus à l'azote organique. Au XXe siècle, lorsque la liquéfaction des gaz fut au point, on perfectionna le procédé en trempant l'acier dans l'azote liquide à basse température. Sous cette forme, la « nitruration » fait partie de notre technologie.

On pourrait constater un autre lien entre magie et technique en étudiant les « charmes » que les anciens alchimistes prononçaient durant leurs travaux. Probablement s'agissait-il de mesurer le temps dans l'obscurité du laboratoire. Les photographes usent souvent de véritables comptines qu'ils récitent au-dessus du bain, et nous avons entendu une de ces comptines au sommet de la Jungfrau, pendant que se développait une plaque impressionnée par les rayons cosmiques.

Enfin, il existe un autre lien, plus fort et curieux, entre magie et technique : c'est la simultanéité dans l'apparition des inventions. La plupart des pays enregistrent le jour, l'heure même du dépôt d'un brevet. Or, on a maintes fois constaté que des inventeurs qui ne se connaissaient pas, travaillant fort loin les uns des autres, déposaient le même brevet au même instant. Ce phénomène ne saurait guère s'exprimer par l'idée vague que « les inventions sont dans l'air » ou que « l'invention apparaît dès que l'on en a besoin ». S'il y a là perception extra-sensorielle, circulation des intelligences branchées sur la même recherche, le fait mériterait une étude statistique poussée. Cette étude nous rendrait peut-être compréhensible cet autre fait : que les techniques magiques se retrouvent, identiques, dans la plupart des anciennes civilisations, à travers montagnes et océans…

Nous vivons sur l'idée que l'invention technique est un phénomène contemporain. C'est que nous ne faisons jamais l'effort d'aller consulter les vieux documents. Il n'existe pas un seul service de recherche scientifique dirigée vers le passé. Les livres antiques, s'ils sont lus, ne le sont que par de rares érudits de formation purement littéraire ou historique. Ce qu'ils contiennent de science et de technique échappe donc à l'attention. Se désintéresse-t-on du passé parce que l'on est trop sollicité par la préparation de l'avenir ? Ce n'est pas sûr. L'intelligence française semble attardée par les schémas du XIXe siècle. Les écrivains d'avant-garde sont sans appétit pour la science, et une sociologie qui date de la machine à vapeur, un humanisme révolutionnaire né avec le fusil chassepot, mobilisent encore l'attention. On n'imagine pas à quel point la France s'est figée aux environs de 1880. L'industrie est-elle plus alerte ? En 1955 s'est tenue la première conférence atomique mondiale, à Genève. René Alleau s'est trouvé chargé de la diffusion en France des documents relatifs aux applications pacifiques de l'énergie nucléaire. Les seize volumes contenant les résultats expérimentaux obtenus par les savants de tous les pays constituaient la plus importante publication de l'histoire des sciences et techniques. Cinq mille industries, devant être intéressées à plus ou moins longue échéance par l'énergie nucléaire, reçurent une lettre annonçant cette publication. Il y eut vingt-cinq réponses.