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Sans doute faudra-t-il attendre l'arrivée aux postes de responsabilité des nouvelles générations pour que l'intelligence française retrouve une véritable agilité. C'est pour ces générations que nous écrivons ce livre. Si l'on était réellement attiré par l'avenir, on le serait aussi par le passé, on irait chercher son bien dans les deux sens du temps, avec le même appétit.

Nous ne savons rien ou presque rien du passé. Des trésors dorment dans les bibliothèques. Nous préférons imaginer, nous qui prétendons « aimer l'homme », une histoire de la connaissance discontinue et des centaines de milliers d'années d'ignorance pour quelques lustres de savoir. L'idée qu'il y ait eu, soudain, un « siècle des lumières », idée que nous avons admise avec une très déconcertante naïveté, a plongé dans l'obscurité tout le reste des temps. Un regard neuf sur les livres antiques changerait tout cela. On serait bouleversé par les richesses contenues. Et encore faudrait-il penser, comme le disait Atterbury, contemporain de Newton, « qu'il y a plus d'ouvrages antiques perdus que conservés ».

C'est ce regard neuf que notre ami René Alleau, à la fois technicien et historien, a voulu jeter. Il a esquissé une méthode et obtenu quelques résultats. Jusqu'à ce jour, il semble n'avoir obtenu aucune sorte d'encouragement à poursuivre cette tâche qui dépasse les possibilités d'un homme seul. En décembre 1955, devant les ingénieurs de l'automobile, réunis sous la présidence de Jean-Henri Labourdette, il prononçait, sur ma demande, une conférence dont voici l'essentiel :

« Que reste-t-il des milliers de manuscrits de la bibliothèque d'Alexandrie fondée par Ptolémée Sôter, de ces documents irremplaçables et à jamais perdus sur la science antique ? Où sont les cendres des 200 000 ouvrages de la bibliothèque de Pergame ? Que sont devenues les collections de Pisistrate à Athènes, et la bibliothèque du Temple de Jérusalem, et celle du sanctuaire de Ptah à Memphis ? Quels trésors contenaient les milliers de livres qui furent brûlés en 213 avant Jésus-Christ par ordre de l'empereur Cheu-Hoang-ti dans un but uniquement politique ? Dans ces conditions, nous nous trouvons placés devant les ouvrages antiques comme devant les ruines d'un temple immense dont il reste seulement quelques pierres. Mais l'examen attentif de ces fragments et de ces inscriptions nous laisse entrevoir des vérités beaucoup trop profondes pour les attribuer à la seule intuition des Anciens.

« Tout d'abord, contrairement à ce que l'on croit, les méthodes du rationalisme n'ont pas été inventées par Descartes. Consultons les textes : « Celui qui cherche la vérité, écrit Descartes, doit autant qu'il est possible, douter de tout. » C'est là une phrase bien connue, et cela paraît fort nouveau. Mais si nous lisons le deuxième livre de la métaphysique d'Aristote, nous lisons : « Celui qui cherche à s'instruire doit premièrement savoir douter car le doute de l'esprit conduit à manifester la vérité. » On peut constater d'ailleurs que Descartes a emprunté non seulement cette phrase capitale à Aristote, mais aussi la plupart des règles fameuses pour la direction de l'esprit et qui sont à la base de la méthode expérimentale. Cela prouve en tout cas que Descartes avait lu Aristote, ce dont s'abstiennent trop souvent les cartésiens modernes. Ceux-ci pourraient aussi constater que quelqu'un a écrit : « Si je me trompe, j'en conclus que je suis, car celui qui n'est pas ne peut pas se tromper, et par cela même que je me trompe, je sens que je suis. » Malheureusement, ce n'est pas Descartes, c'est saint Augustin.

« Quant au scepticisme nécessaire à l'observateur, on ne peut vraiment pas le pousser plus loin que Démocrite, lequel ne considérait comme valable que l'expérience à laquelle il avait personnellement assisté et dont il avait authentifié les résultats par l'empreinte de son anneau.

« Cela me semble fort éloigné de la naïveté que l'on reproche aux Anciens. Certes, me direz-vous, les philosophes de l'Antiquité étaient doués d'un génie supérieur dans le domaine de la connaissance, mais enfin, que savaient-ils de véritable sur le plan scientifique ?

« Contrairement aussi à ce que l'on peut lire dans les ouvrages actuels de vulgarisation, les théories atomiques n'ont pas été trouvées ni formulées d'abord par Démocrite, Leucippe et Épicure. En effet, Sextus Empiricus nous apprend que Démocrite lui-même les avait reçues par tradition et qu'il les tenait de Moschus le Phénicien, lequel, point capital à noter, semble avoir affirmé que l'atome était divisible.

« Remarquez-le bien, la théorie la plus ancienne est aussi plus exacte que celles de Démocrite et des Atomistes grecs concernant l'indivisibilité des atomes. Dans ce cas précis, il semble bien s'agir d'un obscurcissement de connaissances archaïques devenues incomprises plutôt que de découvertes originales. De même, comment ne pas s'étonner sur le plan cosmologique, compte tenu de l'absence de télescopes, de constater que souvent, plus les données astronomiques sont anciennes et plus elles sont justes ? Par exemple, en ce qui concerne la Voie lactée, elle était constituée selon Thalès et Anaximène, par des étoiles dont chacune était un monde contenant un soleil et des planètes, et ces mondes étaient situés dans un espace immense. On peut constater chez Lucrèce la connaissance de l'uniformité de la chute des corps dans le vide et la conception d'un espace infini rempli d'une infinité de mondes. Pythagore avant Newton avait enseigné la loi inverse du carré des distances. Plutarque, après avoir entrepris d'expliquer la pesanteur, en cherche l'origine dans une attraction réciproque entre tous les corps et qui est cause que la Terre fait graviter vers elle tous les corps terrestres, de même que le Soleil et la Lune font graviter vers leur centre toutes les parties qui leur appartiennent et par une force attractive les retiennent dans leur sphère particulière.

« Galilée et Newton ont avoué expressément ce qu'ils devaient à la science antique. De même, Copernic, dans la préface de ses œuvres adressées au pape Paul III, écrit textuellement qu'il a trouvé l'idée du mouvement de la Terre en lisant les Anciens. D'ailleurs, l'aveu de ces emprunts n'enlève rien à la gloire de Copernic, de Newton et de Galilée, lesquels appartenaient à cette race d'esprits supérieurs dont le désintéressement et la générosité ne tiennent aucun compte de l'amour-propre d'auteur et de l'originalité à tout prix, qui sont des préjugés modernes. Plus humble et plus profondément vraie semble l'attitude de la modiste de Marie-Antoinette, Mlle Bertin. Rajeunissant d'une main preste un antique chapeau, elle s'écria : « Il n'y a de nouveau que ce qui est oublié. »

«  L'histoire des inventions comme celle des sciences suffirait à montrer la vérité de cette boutade. « Il en est de la plupart des découvertes, écrit Fournier, comme de cette fugitive occasion dont les Anciens avaient fait une déesse insaisissable pour quiconque la laissait échapper une première fois. Si, de prime abord, l'idée qui met sur la trace, le mot qui peut mener à résoudre le problème, le fait significatif ne sont point saisis au vol, voilà une invention perdue ou tout au moins ajournée pour plusieurs générations. Il faut, pour qu'elle revienne triomphante, le hasard d'une pensée nouvelle ressuscitant la première de son oubli, ou bien le plagiat heureux de quelque inventeur de seconde main ; en fait d'invention, malheur au premier venu, gloire et profit au second. » Ce sont de telles considérations qui justifient le titre de mon exposé.