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1° Il est vrai que les armes absolues font peser sur l'humanité une effroyable menace. Mais c'est dans la mesure où elles sont entre peu de mains qu'elles ne sont pas utilisées. La société humaine moderne ne se survit que parce qu'un très petit nombre d'hommes possède la décision.

2° Ces armes absolues ne peuvent aller qu'en se développant. Dans la recherche opérationnelle d'avant-garde, la cloison entre le bien et le mal est de plus en plus mince. Toute découverte au niveau des structures essentielles est à la fois positive et négative. D'autre part, les techniques, en se perfectionnant, ne s'alourdissent pas : tout au contraire, elles se simplifient. Elles font appel à des forces qui vont en se rapprochant des élémentaires. Le nombre d'opérations se réduit, l'équipement s'allège. À la limite, la clé des forces universelles tiendra dans le creux de la main. Un enfant la pourra forger et manier. Plus on ira vers la simplification-puissance, plus il faudra occulter, hausser les barrières, pour assurer la continuité de la vie.

3° Cette occultation se fait d'ailleurs elle-même, le véritable pouvoir passant entre les mains des hommes de savoir. Ceux-ci ont un langage et des formes de pensée qui leur sont propres. Ce n'est pas une barrière artificielle. Le verbe est différent parce que l'esprit se trouve situé à un autre niveau. Les hommes de savoir ont persuadé les possédants qu'ils posséderaient davantage, les gouvernants qu'ils gouverneraient davantage, s'ils faisaient appel à eux. Et ils ont rapidement conquis une place au-dessus de la richesse et du pouvoir. Comment ? D'abord en introduisant partout l'infinie complexité. La pensée qui se veut directrice complique à l'extrême le système qu'elle veut détruire pour le ramener au sien sans réaction de défense, comme l'araignée enveloppe sa proie. Les hommes dits « de pouvoir », possédants et gouvernants, ne sont plus que les intermédiaires dans une époque qui est elle-même intermédiaire.

4° Tandis que les armes absolues se multiplient, la guerre change de visage. Un combat sans interruption se livre, sous forme de guérillas, de révolutions de palais, de guet-apens, de maquis, d'articles, de livres, de discours. La guerre révolutionnaire se substitue à la guerre tout court. Ce changement de formes de la guerre correspond à un changement de buts de l'humanité. Les guerres étaient faites pour « l'avoir ». La guerre révolutionnaire est faite pour « l'être ». Jadis, l'humanité se déchirait pour se partager la terre et y jouir. Pour que quelques-uns se partagent les biens de la terre et en jouissent. Maintenant, à travers cet incessant combat qui ressemble à la danse des insectes qui palpent mutuellement leurs antennes, tout se passe comme si l'humanité cherchait l'union, le rassemblement, l'unité pour changer la Terre. Au désir de jouir, se substitue la volonté de faire. Les hommes de savoir, ayant aussi mis au point les armes psychologiques, ne sont pas étrangers à ce profond changement. La guerre révolutionnaire correspond à la naissance d'un esprit nouveau : l'esprit ouvrier. L'esprit des ouvriers de la Terre. C'est en ce sens que l'histoire est un mouvement messianique des masses. Ce mouvement coïncide avec la concentration du savoir. Telle est la phase que nous traversons, dans l'aventure d'une hominisation croissante, d'une assomption continue de l'esprit.

Descendons dans les faits apparents. Nous nous verrons rentrer dans l'âge des sociétés secrètes. Quand nous remonterons vers les faits plus importants, et donc moins visibles, nous nous apercevrons que nous rentrons aussi dans l'âge des Adeptes. Les Adeptes faisaient rayonner leur connaissance sur un ensemble de sociétés organisées pour le maintien au secret des techniques. Il n'est pas impossible d'imaginer un monde très prochain bâti sur ce modèle. À ceci près que l'histoire ne se répète pas. Ou plutôt que si elle passe par le même point, c'est à un degré plus élevé de la spirale.

Historiquement, la conservation des techniques fut un des objets des sociétés secrètes. Les prêtres égyptiens gardaient jalousement les lois de la géométrie plane. Des recherches récentes ont établi l'existence à Bagdad d'une société détenant le secret de la pile électrique et le monopole de la galvanoplastie, voici deux mille ans. Au Moyen Âge, en France, en Allemagne, en Espagne, s'étaient formées des guildes de techniciens. Voyez l'histoire de l'Alchimie. Voyez le secret de la coloration du verre en rouge, par l'introduction de l'or au moment de la fusion. Voyez le secret du feu grégeois, huile de lin coagulée avec la gélatine, ancêtre du napalm. Tous les secrets du Moyen Âge n'ont pas été retrouvés : celui du verre minéral flexible, celui du procédé simple pour obtenir la lumière froide, etc. De même nous assistons à l'apparition de groupes de techniciens gardant des secrets de fabrication, qu'il s'agisse de techniques artisanales comme la fabrication des harmonicas ou des billes de verre, ou de techniques industrielles comme la production d'essence synthétique. Dans les grandes usines atomiques américaines, les physiciens portent des insignes qui indiquent leur degré de savoir et de responsabilité. On ne peut adresser la parole qu'au porteur du même insigne. Il y a des clubs, les amitiés et les amours se forment à l'intérieur de la catégorie. Ainsi se constituent des milieux fermés tout à fait semblables aux Guildes du Moyen Âge, qu'il s'agisse d'aviation à réaction, de cyclotrons, ou d'électronique. En 1956, trente-cinq étudiants chinois sortant de l'institut de technologie du Massachusetts, demandèrent à rentrer chez eux. Ils n'avaient pas travaillé sur des problèmes militaires, cependant on s'avisa qu'ils savaient beaucoup trop de choses. On leur interdit le retour. Le gouvernement chinois, très désireux de récupérer ces jeunes gens éclairés, proposa, en échange, des aviateurs américains détenus sous l'inculpation d'espionnage.

La surveillance des techniques et secrets scientifiques ne peut être confiée aux policiers. Ou plutôt, les spécialistes de la sécurité sont aujourd'hui obligés d'apprendre les sciences et techniques qu'ils ont mission de garder. On dresse ces spécialistes à travailler dans les laboratoires nucléaires, et les physiciens nucléaires à assurer eux-mêmes leur sécurité. De sorte qu'on voit se créer une caste plus puissante que les gouvernements et les polices politiques.

Enfin, le tableau se trouve complété si l'on songe aux groupements de techniciens disposés à travailler pour les pays les plus offrants. Ce sont les nouveaux mercenaires. Ce sont les « épées à louer » de notre civilisation, où le condottiere porte blouse blanche, l'Afrique du Sud, l'Argentine, l'Inde sont leurs meilleurs terrains d'action. Ils s'y taillent de véritables empires.

Remontons vers les faits moins visibles, mais plus importants. Nous y verrons le retour à l'âge des Adeptes. « Rien dans l'univers ne peut résister à l'ardeur convergente d'un nombre suffisamment grand d'intelligences groupées et organisées », disait en confidence Teilhard de Chardin à George Magloire.