Il y a plus de cinquante ans, John Buchan, qui joua en Angleterre un grand rôle politique, écrivait un roman qui était en même temps un message à destination de quelques esprits avertis. Dans ce roman, intitulé, non par hasard, La Centrale d'Énergie, le héros rencontre un monsieur distingué et discret qui lui tient, sur le ton de la conversation de golf, des propos assez déroutants :
« — Certes, il y a de nombreuses clefs de voûte dans la civilisation, dis-je, et leur destruction entraînerait sa chute. Mais les clefs de voûte tiennent bon.
« — Pas tellement… Songez que la fragilité de la machine s'accroît de jour en jour. À mesure que la vie se complique, le mécanisme devient plus inextricable et par conséquent plus vulnérable. Vos soi-disant sanctions se multiplient si démesurément que chacune d'elles est précaire. Dans les siècles d'obscurantisme, on avait une seule grande puissance : la crainte de Dieu et de son Église. Aujourd'hui, vous avez une multitude de petites divinités, également délicates et fragiles, et dont toute la force provient de notre consentement tacite à ne pas les discuter.
« — Vous oubliez une chose, répliquai-je, le fait que les hommes sont en réalité d'accord pour maintenir la machine en marche. C'est ce que j'appelais tout à l'heure la « bonne volonté civilisée ».
« — Vous avez mis le doigt sur le seul point important. La civilisation est une conjuration. À quoi servirait votre police si chaque criminel trouvait un asile de l'autre côté du détroit, ou bien vos cours de justice si d'autres tribunaux ne reconnaissaient leurs décisions ? La vie moderne est le pacte informulé des possédants pour maintenir leurs prétentions. Et ce pacte sera efficace jusqu'au jour où il s'en fera un autre pour les dépouiller.
« — Nous ne discuterons pas l'indiscutable, dis-je. Mais je me figurais que l'intérêt général commandait aux meilleurs esprits de participer à ce que vous appelez une conspiration.
« — Je n'en sais rien, fit-il avec lenteur. Sont-ce réellement les meilleurs esprits qui œuvrent de ce côté du pacte ? Voyez la conduite du gouvernement. Tout compte fait, nous sommes dirigés par des amateurs et des gens de second ordre. Les méthodes de nos administrations mèneraient à la faillite n'importe quelle entreprise particulière. Les méthodes du Parlement – excusez-moi – feraient honte à n'importe quelle assemblée d'actionnaires. Nos dirigeants affectent d'acquérir le savoir par l'expérience, mais ils sont loin d'y mettre le prix que paierait un homme d'affaires, et quand ils l'acquièrent, ce savoir, ils n'ont pas le courage de l'appliquer. Où voyez-vous l'attrait, pour un homme de génie, de vendre son cerveau à nos piètres gouvernants ?
« Et pourtant le savoir est la seule force – maintenant comme toujours. Un petit dispositif mécanique enverra des flottes entières par le fond. Une nouvelle combinaison chimique bouleversera toutes les règles de la guerre. De même pour notre commerce. Il suffirait de quelques modifications infimes pour réduire la Grande-Bretagne au niveau de la République de l'Équateur, ou pour donner à la Chine la clef de la richesse mondiale. Et cependant nous ne voulons pas songer que ces bouleversements soient possibles. Nous prenons nos châteaux de cartes pour les remparts de l'univers.
« Je n'ai jamais eu le don de la parole, mais je l'admire chez les autres. Un discours de ce genre exhale un charme malsain, une sorte d'ivresse, dont on a presque honte. Je me trouvai intéressé, et plus qu'à demi séduit.
« — Mais voyons, dis-je, le premier soin d'un inventeur est de publier son invention. Comme il aspire aux honneurs et à la gloire, il tient à se faire payer cette invention. Elle devient partie intégrante du savon mondial, dont tout le reste se modifie en conséquence. C'est ce qui s'est produit avec l'électricité. Vous appelez notre civilisation une machine, mais elle est bien plus souple qu'une machine. Elle possède la faculté d'adaptation d'un organisme vivant.
« — Ce que vous dites là serait vrai si la nouvelle connaissance devenait réellement la propriété de tous. Mais en va-t-il ainsi ? Je lis de temps à autre dans les gazettes qu'un savant éminent a fait une grande découverte. Il en rend compte à l'Académie des Sciences, il paraît sur elle des articles de fond, et sa photographie à lui orne les journaux. Le danger ne vient pas de cet homme-là. Il n'est qu'un rouage de la machine, un adhérent au pacte. Ce sont les hommes qui se tiennent en dehors de celui-ci avec lesquels il faut compter, les artistes en découvertes qui n'useront de leur science qu'au moment où ils peuvent le faire avec le maximum d'effet. Croyez-moi, les plus grands esprits sont en dehors de ce que l'on nomme civilisation.
« Il parut hésiter un instant, et reprit :
« — Vous entendrez des gens vous dire que les sous-marins ont déjà supprimé le cuirassé, et que la conquête de l'air a aboli la maîtrise de la mer. Les pessimistes du moins l'affirment. Mais pensez-vous que la science ait dit son dernier mot avec nos grossiers sous-marins, ou nos fragiles aéroplanes ?
« — Je ne doute pas qu'ils se perfectionnent, dis-je, mais les moyens de défense vont progresser parallèlement.
« Il hocha la tête.
« — C'est peu probable. Dès maintenant le savoir qui permet de réaliser les grands engins de destruction dépasse de beaucoup les possibilités défensives. Vous voyez simplement les créations des gens de second ordre qui sont pressés de conquérir la richesse et la gloire. Le vrai savoir, le savoir redoutable, est encore tenu secret. Mais croyez-moi, mon cher, il existe.
« Il se tut un instant, et je vis le léger contour de la fumée de son cigare se profiler sur l'obscurité. Puis il me cita plusieurs exemples, posément, et comme s'il craignait de trop s'avancer.
« Ce furent ces exemples qui me donnèrent l'éveil. Ils étaient de différents ordres : une grande catastrophe, une soudaine rupture entre deux peuples, une maladie détruisant une récolte essentielle, une guerre, une épidémie. Je ne les rapporterai pas. Je n'y ai pas cru, alors, et j'y crois encore moins aujourd'hui. Mais ils étaient terriblement frappants, exposés de cette voix calme, dans cette pièce obscure, en cette sombre nuit de juin. S'il disait vrai, ces fléaux n'étaient pas l'œuvre de la nature ou du hasard, mais bien celle d'un art. Les intelligences anonymes dont il parlait, à l'œuvre souterrainement, révélaient de temps à autre leur force par quelque manifestation catastrophique. Je refusais de le croire, mais tandis qu'il développait son exemple, montrant la marche du jeu avec une singulière netteté, je n'eus pas un mot de protestation.
« À la fin je recouvrai la parole.
« — Ce que vous me décrivez là, c'est de la super-anarchie. Et pourtant elle n'avance à rien. À quel mobile obéiraient ces intelligences ?
« Il se mit à rire.
« — Comment voulez-vous que je le sache ? Je ne suis qu'un modeste chercheur, et mes enquêtes me livrent de curieux documents. Mais je ne saurais préciser les motifs. Je vois seulement qu'il existe de vastes intelligences antisociales. Admettons qu'elles se méfient de la Machine. À moins que ce ne soient des idéalistes qui veulent créer un monde nouveau, ou simplement des artistes, aimant pour elle-même la poursuite de la vérité. Si je devais former une hypothèse je dirais qu'il a fallu ces deux dernières catégories d'individus pour amener des résultats, car les seconds trouvent la connaissance, et les premiers ont la volonté de l'employer.
« Un souvenir me revint. J'étais sur les hauteurs du Tyrol, dans une prairie tout ensoleillée. Là, parmi des arpents de fleurs et au bord d'un torrent bondissant, je déjeunais après une matinée passée à escalader les falaises blanches. J'avais rencontré en chemin un Allemand, un petit homme aux allures de professeur, qui me fit la grâce de partager avec moi mes sandwiches. Il parlait assez couramment un anglais incorrect, et c'était un nietzschéen et un ardent révolté contre l'ordre établi. « Le malheur, s'écria-t-il, c'est que les réformateurs ne savent pas, et que ceux qui savent sont trop nonchalants pour tenter des réformes. Un jour viendra où le savoir et la volonté s'uniront, et alors le monde progressera. »