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« — Vous nous faites là un tableau effrayant, repris-je. Mais si ces intelligences antisociales sont si puissantes, pourquoi donc réalisent-elles si peu ? Un vulgaire agent de police, avec la Machine derrière lui, est en état de se moquer de la plupart des tentatives anarchistes.

« — Juste, répondit-il, et la civilisation triomphera jusqu'à ce que ses adversaires apprennent d'elle-même la vraie importance de la Machine. Le pacte doit durer jusqu'à ce qu'il y ait un antipacte. Voyez les procédés de cette idiotie qu'on nomme à présent nihilisme ou anarchie. Du fond d'un bouge parisien, quelques vagues illettrés jettent un défi au monde, et au bout de huit jours les voilà en prison. À Genève, une douzaine d'« intellectuels » russes exaltés complotent de renverser les Romanov, et les voilà traqués par la police de l'Europe. Tous les gouvernements et leurs peu intelligentes forces policières se donnent la main et – passez muscade ! – c'est fini des conspirateurs. Car la civilisation sait utiliser les énergies dont elle dispose, tandis que les infinies possibilités des non-officiels s'en vont en fumée. La civilisation triomphe parce qu'elle est une ligue mondiale ; ses ennemis échouent parce qu'ils ne sont qu'une chapelle. Mais supposez…

« Il se tut de nouveau et se leva de son fauteuil. S'approchant d'un commutateur, il inonda la salle de lumière. Ébloui, je levai les yeux sur mon hôte, et le vis qui me souriait aimablement avec toute la bonne grâce d'un vieux gentleman.

« — Je tiens à entendre la fin de vos prophéties, déclarai-je. Vous disiez…

« — Je disais : supposez l'anarchie instruite par la civilisation et devenue internationale. Oh, je ne parle pas de ces bandes de bourriques qui s'intitulent à grand fracas l'Union Internationale des Travailleurs et autres stupidités analogues. J'entends que la vraie substance pensante du monde serait internationalisée. Supposez que les mailles du cordon civilisé subissent l'induction d'autres mailles constituant une chaîne beaucoup plus puissante. La terre regorge d'énergies incohérentes et d'intelligences inorganisées. Avez-vous jamais songé au cas de la Chine ? Elle renferme des millions de cerveaux pensants étouffés en des activités illusoires. Ils n'ont ni directive, ni énergie conductrice, tant et si bien que la résultante de leurs efforts est égale à zéro, et que le monde entier se moque de la Chine. L'Europe lui jette de temps à autre un prêt de quelques millions, et elle, en retour, se recommande cyniquement aux prières de la chrétienté. Mais, dis-je, supposez…

« — C'est là une perspective atroce, m'écriai-je, et Dieu merci, je ne la crois pas réalisable. Détruire pour détruire forme un idéal trop stérile pour tenter un nouveau Napoléon, et vous ne pouvez rien faire sans en avoir un.

« — Ce ne serait pas tout à fait de la destruction, répliqua-t-il doucement. Appelons iconoclastie cette abolition des formules qui a toujours rallié une foule d'idéalistes. Et il n'est pas besoin d'un Napoléon pour la réaliser. Il n'y faut rien de plus qu'une direction, laquelle pourrait venir d'hommes beaucoup moins bien doués que Napoléon. En un mot, il suffirait d'une Centrale d'Énergie, pour inaugurer l'ère des miracles. »

Si l'on songe que Buchan écrivait ces lignes aux environs de 1910, et si l'on songe aux bouleversements du monde depuis cette époque et aux mouvements qui entraînent maintenant la Chine, l'Afrique, les Indes, on peut se demander si une ou plusieurs « Centrales d'Énergie » ne sont pas, en effet, entrées en action. Cette vision ne paraîtra romanesque qu'aux observateurs superficiels, c'est-à-dire aux historiens en proie au vertige de « l'explication par les faits », laquelle n'est en définitive qu'une manière de choisir parmi les faits. Nous décrirons, dans une autre partie de cet ouvrage, une centrale d'énergie qui a échoué, mais après avoir plongé le monde dans le feu et le sang : la centrale fasciste. On ne saurait douter de l'existence d'une Centrale d'Énergie communiste, on ne saurait douter de sa prodigieuse efficacité. « Rien dans l'univers ne saurait résister à l'ardeur convergente d'un nombre suffisamment grand d'intelligences groupées et organisées. » Je répète cette citation : sa vérité éclate ici.

Nous avons, des sociétés secrètes, une idée scolaire. Nous voyons de façon banale les faits singuliers. Pour comprendre le monde qui vient, il nous faudrait fouiller, rafraîchir, revigorer l'idée de société secrète par une étude plus profonde du passé et par la découverte d'un point de vue d'où serait visible le mouvement de l'histoire dans lequel nous sommes engagés.

Il est possible, il est probable que la société secrète soit la future forme de gouvernement dans le monde nouveau de l'esprit ouvrier. Voyez rapidement l'évolution des choses. Les monarchies prétendaient tenir le pouvoir du surnaturel. Le roi, les seigneurs, les ministres, les responsables s'emploient à sortir du naturel, à étonner par leurs vêtements, leurs demeures, leurs manières. Ils font tout pour être très visibles. Ils déploient le plus grand faste possible. Et ils sont présents en toutes occasions. Infiniment abordables et infiniment différents. « Ralliez-vous à mon panache blanc ! » Et parfois, en été, Henri IV s'ébroue nu dans la Seine, au cœur de Paris. Louis XIV est un soleil, mais chacun peut à tout instant pénétrer dans le château et assister à ses repas. Toujours sous les feux des regards, demi-dieux chargés d'or et de plumes, toujours frappant l'attention, à la fois « à part » et publics. À dater de la Révolution, le pouvoir se réclame de théories abstraites et le gouvernement s'occulte. Les responsables s'emploient à passer pour des gens « comme les autres » et en même temps ils prennent des distances. Sur le plan des personnes comme sur le plan des faits, il devient malaisé de définir avec exactitude le gouvernement. Les démocraties modernes prêtent à mille interprétations « ésotériques ». On voit des penseurs assurer que l'Amérique obéit uniquement à quelques chefs d'industrie, l'Angleterre aux banquiers de la City, la France aux francs-maçons, etc. Avec les gouvernements issus de la guerre révolutionnaire, le pouvoir s'occulte presque complètement. Les témoins de la révolution chinoise, de la guerre d'Indochine, de la guerre d'Algérie, les spécialistes du monde soviétique sont tous frappés par l'immersion du pouvoir dans les mystères de la masse, par le secret dans lequel baignent les responsabilités, par l'impossibilité de savoir « qui est qui » et « qui décide quoi ». Une véritable cryptocratie entre en action. Nous n'avons pas le temps, ici, d'analyser ce phénomène, mais il y aurait un ouvrage à écrire sur l'avènement de ce que nous appelons la cryptocratie. Dans un roman de Jean Lartéguy, qui fut acteur de la révolution d'Azerbaïdjan, de la guerre de Palestine et de la guerre de Corée, un capitaine français est fait prisonnier après la défaite de Dien-Bien-Phu :

«  Glatigny se retrouva dans un abri en forme de tunnel, long et étroit. Il était assis sur le sol, son dos nu appuyé contre la terre de la paroi. En face de lui, un nha-quê accroupi sur les talons fumait un tabac roulé dans du vieux papier journal.

«  Le nha-quê est tête nue. Il porte une tenue kaki sans insignes. Il n'a pas d'espadrilles et ses doigts de pieds s'étalent voluptueusement dans la boue tiède de l'abri. Entre deux bouffées, il a prononcé quelques mots et un bô-doi à l'échine souple et ondulante de boy s'est penché sur Glatigny :

« — Le chef de bataillon demande à vous où est le commandant français qui commandait point d'appui.