Nous pensons que notre civilisation, atteignant un savoir qui fut peut-être celui d'une précédente civilisation, dans d'autres conditions, avec un autre état d'esprit, aurait peut-être le plus grand intérêt à interroger avec sérieux l'antique pour hâter sa propre progression.
Nous pensons enfin ceci : l'alchimiste au terme de son « travail » sur la matière voit, selon la légende, s'opérer en lui-même une sorte de transmutation. Ce qui se passe dans son creuset se passe aussi dans sa conscience ou dans son âme. Il y a changement d'état. Tous les textes traditionnels insistent là-dessus, évoquent le moment où le « Grand Œuvre » s'accomplit et où l'alchimiste devient un « homme éveillé ». Il nous semble que ces vieux textes décrivent ainsi le terme de toute connaissance réelle des lois de la matière et de l'énergie, y compris la connaissance technique. C'est vers la possession d'une telle connaissance que se précipite notre civilisation. Il ne nous paraît pas absurde de songer que les hommes sont appelés, dans un avenir relativement proche, à « changer d'état », comme l'alchimiste légendaire, à subir quelque transmutation. À moins que notre civilisation ne périsse tout entière un instant avant d'avoir touché le but, comme d'autres civilisations ont peut-être disparu. Encore, dans notre dernière seconde de lucidité, ne désespérerions-nous pas, songeant que si l'aventure de l'esprit se répète, c'est chaque fois à un degré plus haut de la spirale. Nous remettrions à d'autres millénaires le soin de porter cette aventure jusqu'au point final, jusqu'au centre immobile, et nous nous engloutirions avec espérance.
II
Cent mille livres que personne n'interroge. – On demande une expédition scientifique en pays alchimique. – Les inventeurs. – Le délire par le mercure. – Un langage chiffré. – Y eut-il une autre civilisation atomique ? – Les piles du musée de Bagdad. – Newton et les grands initiés. – Helvétius et Spinoza devant l'or philosophal. – Alchimie et physique moderne. – Une bombe à hydrogène sur un fourneau de cuisine. – Matérialiser, hominiser, spiritualiser.
On connaît plus de cent mille livres ou manuscrits alchimiques. Cette énorme littérature à laquelle se sont consacrés des esprits de qualité, des hommes importants et honnêtes, cette énorme littérature qui affirme solennellement son attachement à des faits, à des réalités expérimentales, n'a jamais été explorée scientifiquement. La pensée régnante, catholique dans le passé, rationaliste aujourd'hui, a entretenu autour de ces textes une conspiration de l'ignorance et du mépris. Cent mille livres et manuscrits contiennent peut-être quelques-uns des secrets de l'énergie et de la matière. Si ce n'est vrai, ils le proclament, tout au moins. Les princes, les rois et les républiques ont encouragé d'innombrables expéditions en pays lointains, financé des recherches scientifiques de toutes sortes. Jamais une équipe de cryptographes, d'historiens, de linguistes et de savants, physiciens, chimistes, mathématiciens, biologistes, n'a été réunie dans une bibliothèque alchimique complète avec mission de voir ce qu'il y a de vrai et d'utilisable dans ses vieux traités. Voilà qui est inconcevable. Que de telles fermetures de l'esprit soient possibles et durables, que des sociétés humaines très civilisées et apparemment, comme la nôtre, sans préjugés d'aucune sorte, puissent oublier dans leur grenier cent mille livres et manuscrits portant l'étiquette : « Trésor », voilà qui convaincra les plus sceptiques que nous vivons dans le fantastique.
Les rares recherches sur l'alchimie sont faites, ou bien par des mystiques qui demandent aux textes une confirmation de leurs attitudes spirituelles, ou bien par des historiens coupés de tout contact avec la science et les techniques.
Les alchimistes parlent de la nécessité de distiller mille et mille fois l'eau qui va servir à préparer l'Élixir. Nous avons entendu un historien spécialisé dire que cette opération était démentielle. Il ignorait tout de l'eau lourde et des méthodes que l'on emploie pour enrichir l'eau simple en eau lourde. Nous avons entendu un érudit affirmer que le raffinage et la purification indéfiniment répétés d'un métal ou d'un métalloïde ne changeant en rien les propriétés de celui-ci, il fallait voir dans les recommandations alchimiques un mystique apprentissage de la patience, un geste rituel comparable à l'égrenage du rosaire. C'est pourtant par un tel raffinage au moyen d'une technique décrite par les alchimistes et que l'on nomme aujourd'hui « la fusion de zone », que l'on prépare le germanium et le silicium pur des transistors. Nous savons maintenant, grâce à ces travaux sur les transistors, qu'en purifiant à fond un métal et en introduisant ensuite quelques millionièmes de gramme d'impuretés soigneusement choisies, on donne au corps traité des propriétés nouvelles et révolutionnaires. Nous ne voulons pas multiplier les exemples, mais nous voudrions faire comprendre à quel point serait souhaitable un examen vraiment méthodique de la littérature alchimique. Ce serait un travail immense, qui exigerait des dizaines d'années de travail et des dizaines de chercheurs appartenant à toutes les disciplines. Ni Bergier ni moi n'avons pu même l'esquisser, mais si notre gros bouquin maladroit pouvait quelque jour décider un mécène à permettre ce travail, nous n'aurions pas perdu tout à fait notre temps.
En étudiant un peu les textes alchimiques, nous avons constaté que ceux-ci sont généralement modernes par rapport à l'époque où ils ont été écrits, alors que les autres ouvrages d'occultisme sont en retrait. D'autre part, l'alchimie est la seule pratique parareligieuse ayant enrichi réellement notre connaissance du réel.
Albert le Grand (1193-1280) réussit à préparer la potasse caustique. Il fut le premier à décrire la composition chimique du cinabre, de la céruse et du minium.
Raymond Lulle (1235-1315) prépara le bicarbonate de potassium.
Théophraste Paracelse (1493-1541) fut le premier à décrire le zinc, jusqu'alors inconnu. Il introduisit également dans la médecine l'usage des composés chimiques.
Giambattista della Porta (1541-1615) prépara l'oxyde d'étain.
Jean-Baptiste Van Helmont (1577-1644) reconnut l'existence des gaz.
Basile Valentin (dont nul ne sut jamais l'identité véritable) découvrit au XVIIe siècle l'acide sulfurique et l'acide chlorhydrique.
Johann Rudolf Glauber (1604-1668) trouva le sulfate de sodium.
Brandt (mort en 1662) découvrit le phosphore.
Johann Friedrich Boetticher (1682-1719) fut le premier Européen à faire de la porcelaine.
Blaise Vigenère (1523-1596) découvrit l'acide benzoïque.
Tels sont quelques-uns des travaux alchimiques qui enrichissent l'humanité au moment où la chimie progresse(20). À mesure que d'autres sciences se développent, l'alchimie semble suivre et souvent précéder le progrès. Le Breton, dans ses Clefs de la Philosophie Spagyrique, en 1722, parle du magnétisme de manière plus qu'intelligente et fréquemment anticipe sur les découvertes modernes. Le Père Castel, en 1728, au moment où les idées sur la gravitation commencent à se répandre, parle de celle-ci et de ses rapports avec la lumière dans des termes qui, deux siècles plus tard, feront étrangement écho à la pensée d'Einstein :
« J'ai dit que si l'on ôtait la pesanteur du monde, on ôterait en même temps la lumière. Du reste la lumière et le son, et toutes autres qualités sensibles sont une suite et comme un résultat de la mécanique et par conséquent de la pesanteur des corps naturels qui sont plus ou moins lumineux ou sonores, selon qu'ils ont plus de pesanteur et de ressort. »
Dans les traités alchimiques de notre siècle, on voit apparaître fréquemment, plus tôt que dans les ouvrages universitaires, les dernières découvertes de la physique nucléaire, et il est probable que les traités de demain mentionneront les théories physiques et mathématiques les plus abstraites qui soient.