Il n'est pas exclu que l'on puisse, même en physique nucléaire, obtenir des résultats importants par des moyens simples. C'est la direction de l'avenir de toute science et de toute technique.
« Nous pouvons plus que nous ne savons », disait Roger Bacon. Mais il ajoutait cette parole qui pourrait être un adage alchimique : « Bien que tout ne soit pas permis, tout est possible. »
Pour l'alchimiste, il faut sans cesse le rappeler, le pouvoir sur la matière et l'énergie n'est qu'une réalité accessoire. Le véritable but des opérations alchimiques qui sont peut-être le résidu d'une science très ancienne appartenant à une civilisation engloutie, est la transformation de l'alchimiste lui-même, son accession à un état de conscience supérieur. Les résultats matériels ne sont que les promesses du résultat final, qui est spirituel. Tout est dirigé vers la transmutation de l'homme lui-même, vers sa divinisation, sa fusion dans l'énergie divine fixe, d'où rayonnent toutes les énergies de la matière. L'alchimie est cette science « avec conscience » dont parle Rabelais. C'est une science qui matérialise moins qu'elle n'hominise, pour reprendre une expression du Père Teilhard de Chardin, qui disait : « La vraie physique est celle qui parviendra à intégrer l'Homme total dans une représentation cohérente du monde. »
« Sachez, écrivait un maître alchimiste(25), sachez vous tous, Investigateurs de cet Art, que l'Esprit est tout, et que si dans cet Esprit, il n'est enfermé un autre Esprit semblable, tout ne profite de rien. »
III
Où l'on voit un petit Juif préférer le miel au sucre. – Où un alchimiste qui pourrait être le mystérieux Fulcanelli parle du danger atomique en 1937, décrit la pile atomique et évoque des civilisations disparues. – Où Bergier découpe un coffre-fort au chalumeau et promène une bouteille d'uranium sous son bras. – Où un major américain sans nom recherche un Fulcanelli définitivement évanoui. – Où Oppenheimer chante en duo avec un sage chinois d'il y a mille ans.
C'était en 1933. Le petit étudiant juif avait un nez pointu, chaussé de lunettes rondes derrière lesquelles brillaient des yeux agiles et froids. Sur son crâne rond se clairsemait déjà une chevelure pareille à un duvet de poussin. Un effroyable accent, aggravé par des hésitations, donnait à ses propos le comique et la confusion d'un barbotage de canards dans une flaque. Quand on le connaissait un peu mieux, on éprouvait l'impression qu'une intelligence boulimique, tendue, sensible, follement rapide, dansait dans ce petit bonhomme malgracieux, plein de malice et d'une puérile maladresse à vivre, comme un gros ballon rouge retenu par un fil au poignet d'un enfant.
« Vous voulez donc devenir alchimiste ? » demanda le vénérable professeur à l'étudiant Jacques Bergier qui baissait la tête, assis sur le bord du fauteuil, une serviette bourrée de paperasses sur les genoux. Le vénérable était un des plus grands chimistes français.
« Je ne vous comprends pas, monsieur », dit l'étudiant, vexé.
Il avait une mémoire prodigieuse, et il se souvint d'avoir vu, à six ans, une gravure allemande représentant deux alchimistes au travail, dans un désordre de cornues, de pinces, de creusets, de soufflets. L'un, en haillons, surveillait un feu, la bouche ouverte, et l'autre, barbe et cheveux fous, se grattait la tête en titubant au fond du capharnaüm.
Le professeur consulta un dossier :
« Durant vos deux dernières années de travail, vous vous êtes surtout intéressé au cours libre de physique nucléaire de M. Jean Thibaud. Ce cours ne conduit à aucun diplôme, à aucun certificat. Vous exprimez le désir de poursuivre dans cette voie. J'aurais encore compris, à la rigueur, cette curiosité de la part d'un physicien. Mais vous vous destinez à la chimie. Compteriez-vous, par hasard, apprendre à fabriquer de l'or.
— Monsieur, dit l'étudiant juif en élevant ses petites mains grasses et négligées, je crois en l'avenir de la chimie nucléaire. Je crois que des transmutations industrielles seront réalisées dans un proche avenir.
— Cela me paraît délirant.
— Mais monsieur… »
Parfois, il s'arrêtait au début d'une phrase et se mettait à répéter ce début, comme un phonographe détraqué, non par absence, mais parce que son esprit s'en allait faire un crochet inavouable du côté de la poésie. Il savait par cœur des milliers de vers, et tous les poèmes de Kipling :
Ils copièrent tout ce qu'ils pouvaient suivre
Mais ils ne pouvaient rattraper mon esprit
Aussi les ai-je laissés haletants et pensant
Un an et demi en arrière…
« Mais monsieur, même si vous ne croyez pas aux transmutations, vous devriez croire à l'énergie nucléaire. Les énormes ressources potentielles du noyau…
— Ta, ta, ta, dit le professeur. C'est primaire et enfantin. Ce que les physiciens nomment l'énergie nucléaire est une constante d'intégration dans leurs équations. C'est une idée philosophique, voilà la chose. La conscience est le principal moteur des hommes. Mais ce n'est pas la conscience qui fait marcher les locomotives, n'est-ce pas ? Alors, rêver d'une machine actionnée par l'énergie nucléaire… Non, mon garçon. »
Le garçon avalait sa salive.
« Revenez sur terre et songez à votre avenir. Ce qui vous pousse, pour l'instant, parce que vous ne me paraissez pas sorti de l'enfance, c'est un des plus vieux rêves des hommes : le rêve alchimique. Relisez Berthelot. Il a bien décrit cette chimère de la transmutation de la matière. Vos notes ne sont pas très, très brillantes. Je vous donnerai un conseil : entrez le plus vite possible dans l'industrie. Faites donc une campagne sucrière. Trois mois dans une fabrique de sucre vous remettront en contact avec le réel. Vous en avez besoin. Je vous parle comme un père. »
Le fils indigne remercia en bégayant, et partit le nez au vent, sa grosse serviette au bout de son bras court. C'était un entêté : il se dit qu'il fallait profiter de cette conversation, mais que le miel était meilleur que le sucre. Il continuerait à étudier les problèmes du noyau atomique. Et il se documenterait sur l'alchimie.
C'est ainsi que mon ami Jacques Bergier décida de poursuivre des études jugées inutiles et de les compléter par d'autres études jugées délirantes. Les nécessités de la vie, la guerre et les camps de concentration l'écartèrent un peu de la nucléonique. Il y a cependant apporté quelques contributions estimées par les spécialistes. Au cours de ses recherches, les rêves des alchimistes et les réalités de la physique mathématique se recoupèrent plus d'une fois. Mais dans le domaine scientifique, il s'est produit de grands changements depuis 1933, et mon ami eut de moins en moins l'impression de naviguer à contre-courant.
De 1934 à 1940, Jacques Bergier fut le collaborateur d'André Helbronner, l'un des hommes remarquables de notre époque. Helbronner, assassiné par les nazis à Buchenwald en mars 1944, avait été, en France, le premier professeur de Faculté à enseigner la chimie-physique. Cette science frontière entre deux disciplines a donné naissance, depuis, à de nombreuses autres sciences : l'électronique, la nucléonique, la stéréotronique(26). Helbronner devait recevoir la grande médaille d'or de l'Institut Franklin pour ses découvertes sur les métaux colloïdaux. Il s'était également intéressé à la liquéfaction des gaz, à l'aéronautique et aux rayons ultraviolets.