En France, on ne savait rien formellement, mais il y avait des indices. Et notamment celui-ci, pour les gens avisés : des Américains achetaient à prix d'or tous les manuscrits et documents alchimiques.
Bergier fit un rapport au gouvernement provisoire sur la réalité probable de recherches sur les explosifs nucléaires aussi bien en Allemagne qu'aux États-Unis. Le rapport fut sans doute envoyé au panier, et mon ami garda son flacon qu'il brandissait au nez des gens en déclarant : « Vous voyez cela ? Il suffirait qu'un neutron passe à l'intérieur pour que Paris saute ! » Ce petit bonhomme à l'accent comique avait décidément du goût pour la plaisanterie et l'on s'émerveillait qu'un déporté fraîchement sorti de Mauthausen eût conserve tant d'humour. Mais la plaisanterie perdit brusquement tout son sel le matin d'Hiroshima. Le téléphone se mit à sonner sans relâche dans la chambre de Bergier. Diverses autorités compétentes demandaient des copies du rapport. Les services de renseignements américains priaient le détenteur de la fameuse bouteille de rencontrer d'urgence un certain major qui ne voulait pas dire son nom. D'autres autorités exigeaient que l'on éloignât tout de suite le flacon de l'agglomération parisienne. En vain, Bergier expliqua que ce flacon ne contenait certainement pas d'uranium 235 pur et que, même s'il en contenait, l'uranium était sans doute au-dessous de la masse critique. Sinon, il eût explosé depuis longtemps. On lui confisqua son joujou et il n'en entendit plus jamais parler. Pour le consoler, on lui fit porter un rapport de la « Direction Générale des Études et Recherches ». C'était tout ce que cet organisme, émanant des services secrets français, savait de l'énergie nucléaire. Le rapport portait trois cachets : « Secret », « Confidentiel », « À ne pas diffuser ». Il contenait uniquement des coupures de la revue Science et Vie.
Il ne lui restait, pour satisfaire sa curiosité, que de rencontrer le fameux major anonyme dont le professeur Goudsmith a conté quelques aventures dans son livre Alsos. Ce mystérieux officier, doué d'humour noir, avait camouflé ses services en une organisation pour la recherche des tombes des soldats américains. Il était très agité et paraissait talonné par Washington. Il voulut d'abord savoir tout ce que Bergier avait pu apprendre ou deviner sur les projets nucléaires allemands. Mais surtout il était indispensable au salut du monde, à la cause alliée et à l'avancement du major, que l'on retrouvât d'urgence Éric Edward Dutt et l'alchimiste connu sous le nom de Fulcanelli.
Dutt, sur lequel Helbronner avait été appelé à enquêter, était un Hindou qui prétendait avoir eu accès à de très anciens manuscrits. Il affirmait y avoir puisé certaines méthodes de transmutation des métaux et, par une décharge condensée à travers un conducteur de borure de tungstène, obtenait des traces d'or dans les produits recueillis. Des résultats analogues devaient être obtenus beaucoup plus tard par les Russes, mais en utilisant de puissants accélérateurs de particules.
Bergier ne put être d'un grand secours au monde libre, à la cause alliée et à l'avancement du major. Éric Edward Dutt, collaborateur, avait été fusillé par le contre-espionnage français en Afrique du Nord. Quant à Fulcanelli, il s'était définitivement évanoui.
Cependant, le major, en remerciement, fit porter à Bergier, avant parution, les épreuves du rapport : Sur l'Utilisation Militaire de l'Énergie Atomique, par le professeur H. D. Smyth. C'était le premier document réel sur la question. Or, dans ce texte, il y avait d'étranges confirmations des propos tenus par l'alchimiste en juin 1937.
La pile atomique, outil essentiel pour la fabrication de la bombe, était en effet uniquement « un arrangement géométrique de substances extrêmement pures ». Dans son principe, cet outil, comme l'avait dit Fulcanelli, n'utilisait ni l'électricité, ni la technique du vide. Le rapport Smyth faisait également allusion à des poisons radiants, à des gaz, à des poussières radio-actives d'une extrême toxicité, qu'il était relativement facile de préparer en grande quantité. L'alchimiste avait parlé d'un empoisonnement possible de la planète tout entière.
Comment un chercheur obscur, isolé, mystique, avait-il pu prévoir, ou connaître tout cela ? « D'où te vient ceci, âme de l'homme, d'où te vient ceci ? »
En feuilletant les épreuves du rapport, mon ami se souvenait aussi de ce passage du De Alchima, d'Albert le Grand :
« Si tu as le malheur de t'introduire auprès des princes et des rois, ils ne cesseront de te demander : « Eh bien, maître, comment va l'Œuvre ? Quand verrons-nous enfin quelque chose de bon ? » Et dans leur impatience, ils t'appelleront filou et vaurien et te causeront toutes sortes de désagréments. Et si tu n'arrives pas à bonne fin, tu ressentiras tout l'effet de leur colère. Si tu réussis, au contraire, ils te garderont chez eux dans une captivité perpétuelle dans l'intention de te faire travailler à leur profit. »
Était-ce pour cela que Fulcanelli avait disparu et que les alchimistes de tous les temps avaient gardé jalousement le secret ?
Le premier et le dernier conseil donné par le papyrus Harris était : « Fermez les bouches ! Clôturez les bouches ! »
Des années après Hiroshima, le 17 janvier 1955, Oppenheimer devait déclarer : « Dans un sens profond, qu'aucun ridicule à bon marché ne saurait effacer, nous autres savants avons connu le péché. »
Et mille années avant, un alchimiste chinois écrivait :
« Ce serait un terrible péché que de dévoiler aux soldats le secret de ton art. Fais attention ! Qu'il n'y ait pas même un insecte dans la pièce où tu travailles ! »
IV
L'alchimiste moderne et l'esprit de recherche. – Description de ce que fait un alchimiste dans son laboratoire. – répétition indéfinie de l'expérience. – Qu'est-ce qu'il attend. – La préparation des ténèbres. – Le gaz électronique. – L'eau dissolvante. – La pierre philosophale est-elle de l'énergie en suspension ? – La transmutation de l'alchimiste lui-même. – Au-delà commence la vraie métaphysique.
L'alchimiste moderne est un homme qui lit les traités de physique nucléaire. Il tient pour certain que des transmutations et des phénomènes encore plus extraordinaires peuvent être obtenus par des manipulations et avec un matériel relativement simples. C'est chez les alchimistes contemporains que l'on retrouve l'esprit du chercheur isolé. La conservation d'un tel esprit est précieuse à notre époque. En effet, nous avons fini par croire que le progrès des connaissances n'est plus possible sans équipes nombreuses, sans appareillage énorme, sans financement considérable.