Or, les découvertes fondamentales, comme, par exemple, la radio-activité ou la mécanique ondulatoire, ont été faites par des hommes isolés. L'Amérique, qui est le pays des grandes équipes et des grands moyens, délègue aujourd'hui des agents dans le monde à la recherche d'esprits originaux. Le directeur de la recherche scientifique américaine, le docteur James Killian, a déclaré en 1958 qu'il était nuisible d'accorder uniquement confiance au travail collectif et qu'il fallait faire appel aux hommes solitaires porteurs d'idées originales. Rutherford a effectué ses travaux capitaux sur la structure de la matière avec des boîtes de conserve et des bouts de ficelle. Jean Perrin et Mme Curie, avant-guerre, envoyaient leurs collaborateurs au Marché aux Puces, le dimanche, chercher un peu de matériel. Bien entendu, les laboratoires à puissant outillage sont nécessaires, mais il serait important d'organiser une coopération entre ces laboratoires, ces équipes, et les originaux solitaires. Cependant les alchimistes se déroberont à l'invitation. Leur règle est le secret. Leur ambition est d'ordre spirituel. « Il est hors de doute, écrit René Alleau, que les manipulations alchimiques servent de support à une ascèse intérieure. » Si l'alchimie contient une science, cette science n'est qu'un moyen d'accéder à la conscience. Il importe, dès lors, qu'elle ne se répande pas au-dehors, où elle deviendrait une fin.
Quel est le matériel de l'alchimiste ? Celui du chercheur en chimie minérale de hautes températures : fours, creusets, balances, instruments de mesure, à quoi sont venus s'ajouter les appareils modernes accessibles de détection des radiations nucléaires : compteur Geiger, scintillomètre, etc.
Ce matériel peut paraître dérisoire. Un physicien orthodoxe ne saurait admettre qu'il est possible de fabriquer une cathode émettant des neutrons avec des moyens simples et peu coûteux. Si nos renseignements sont exacts, des alchimistes y parviennent. Au temps où l'élection était considérée comme le quatrième état de la matière, on a inventé des dispositifs extrêmement onéreux et compliqués pour produire des courants électroniques. Après quoi, en 1910, Elster et Gaitel ont montré qu'il suffisait de chauffer dans le vide de la chaux au rouge sombre. Nous ne connaissons pas tout des lois de la matière. Si l'alchimie est une connaissance en avance sur la nôtre, elle use de moyens plus simples que les nôtres.
Nous connaissons plusieurs alchimistes en France et deux aux États-Unis. Il y en a en Angleterre, en Allemagne et en Italie. E.J. Holmyard dit en avoir rencontré un au Maroc. Trois nous ont écrit de Prague. La presse soviétique scientifique semble faire grand cas, aujourd'hui, de l'alchimie et entreprend des recherches historiques.
Nous allons maintenant, pour la première fois, pensons-nous, essayer de décrire avec précision ce que fait un alchimiste dans son laboratoire. Nous ne prétendons pas révéler la totalité de la méthode alchimique, mais nous croyons avoir, sur cette méthode, quelques aperçus d'un certain intérêt. Nous n'oublions pas que le but ultime de l'alchimie est la transmutation de l'alchimiste lui-même, et que les manipulations ne sont qu'un lent cheminement vers la « délivrance de l'esprit ». C'est sur ces manipulations que nous tentons d'apporter des renseignements nouveaux.
L'alchimiste a d'abord, pendant des années, décrypté de vieux textes où « le lecteur doit s'engager privé du fil d'Ariane, plongé dans un labyrinthe où tout a été préparé consciemment et systématiquement afin de jeter le profane dans une inextricable confusion mentale ». Patience, humilité et foi l'ont amené à un certain niveau de compréhension de ces textes. À ce niveau, il va pouvoir commencer réellement l'expérience alchimique. Cette expérience, nous allons la décrire, mais il nous manque un élément. Nous savons ce qui se passe dans le laboratoire de l'alchimiste. Nous ignorons ce qui se passe dans l'alchimiste lui-même, dans son âme. Il se peut que tout soit lié. Il se peut que l'énergie spirituelle joue un rôle dans les manipulations physiques et chimiques de l'alchimie. Il se peut qu'une certaine manière d'acquérir, de concentrer et d'orienter l'énergie spirituelle soit indispensable à la réussite du « travail » alchimique. Cela n'est pas sûr, mais nous ne pouvons pas, en un sujet aussi délicat, ne pas réserver sa part à la parole de Dante : « Je vois que tu crois ces choses parce que je te les dis, mais tu n'en sais pas le pourquoi, en sorte que pour être crues elles n'en sont pas moins cachées. »
Notre alchimiste commence par préparer, dans un mortier d'agate, un mélange intime de trois constituants. Le premier, qui entre pour 95 %, est un minerai : une pyrite arsénieuse, par exemple, un minerai de fer contenant notamment comme impuretés de l'arsenic et de l'antimoine. Le second est un métal : fer, plomb, argent ou mercure. Le troisième est un acide d'origine organique : acide tartrique ou citrique. Il va broyer à la main et mélanger ces constituants durant cinq ou six mois. Ensuite, il chauffe le tout dans un creuset. Il augmente progressivement la température et fait durer l'opération une dizaine de jours. Il doit prendre des précautions. Des gaz toxiques se dégagent : la vapeur de mercure, et surtout l'hydrogène arsénieux qui a tué plus d'un alchimiste dès le début des travaux.
Il dissout enfin le contenu du creuset grâce à un acide. C'est en cherchant un dissolvant que les alchimistes du temps passé ont découvert l'acide acétique, l'acide nitrique et l'acide sulfurique. Cette dissolution doit s'effectuer sous une lumière polarisée : soit une faible lumière solaire réfléchie sur un miroir, soit la lumière de la lune. On sait aujourd'hui que la lumière polarisée vibre dans une seule direction, tandis que la lumière normale vibre dans toutes les directions autour d'un axe.
Il évapore ensuite le liquide et recalcine le solide. Il va recommencer cette opération des milliers de fois, pendant plusieurs années. Pourquoi ? Nous ne le savons pas. Peut-être dans l'attente du moment où seront réunies les meilleures conditions : rayons cosmiques, magnétisme terrestre, etc. Peut-être afin d'obtenir une « fatigue » de la matière dans des structures profondes que nous ignorons encore. L'alchimiste parle de « patience sacrée », de lente condensation de « l'esprit universel ». Il y a sûrement autre chose, derrière ce langage parareligieux.
Cette façon d'opérer en répétant indéfiniment la même manipulation peut paraître démentielle à un chimiste moderne. On a enseigné à ce dernier qu'une seule méthode expérimentale est valable : celle de Claude Bernard. Cette méthode procède par variations concomitantes. On reproduit des milliers de fois la même expérience, mais en faisant chaque fois varier l'un des facteurs : proportions de l'un des constituants, température, pression, catalyseur, etc. On note les résultats obtenus et l'on dégage quelques-unes des lois qui gouvernent le phénomène. C'est une méthode qui a fait ses preuves, mais ce n'est pas la seule. L'alchimiste répète sa manipulation sans rien faire varier, jusqu'à ce que quelque chose d'extraordinaire se produise. Il croit, au fond, en une loi naturelle assez comparable au « principe d'exclusion » formulé par le physicien Pauli, l'ami de Jung. Pour Pauli, dans un système donné (l'atome et ses molécules) il ne peut y avoir deux particules (électrons, protons, mésons) dans le même état. Tout est unique dans la nature : « Votre âme à nulle autre pareille… » C'est pour cela qu'on passe brusquement, sans intermédiaire, de l'hydrogène à l'hélium, de l'hélium au lithium, et ainsi de suite, comme l'indique, pour le physicien nucléaire, la Table Périodique des Éléments. Quand on ajoute à un système une particule, cette particule ne peut prendre aucun des états existant à l'intérieur de ce système. Elle prend un état nouveau et la combinaison avec les particules déjà existantes crée un système nouveau et unique.