Or, pour un intellectuel bien entraîné, il n'est pas plus difficile, s'il le veut vraiment, d'entrer dans le système de pensée qui régit la physique nucléaire que de pénétrer l'économie marxiste ou le thomisme. Il n'est pas plus difficile de saisir la théorie de la cybernétique que d'analyser les causes de la révolution chinoise ou l'expérience poétique chez Mallarmé. En vérité, on se refuse à cet effort, non par crainte de l'effort, mais parce que l'on pressent qu'il entraînerait un changement des modes de pensée et d'expression, une révision des valeurs jusqu'ici admises.
« Et cependant, depuis longtemps déjà, poursuit Oppenheimer, une intelligence plus subtile de la nature de la connaissance humaine, des rapports de l'homme avec l'univers, aurait dû être prescrite. »
Je me mis donc à fouiller dans le trésor des sciences et des techniques d'aujourd'hui, de manière inexperte, assurément, avec une ingénuité et un émerveillement peut-être dangereux, mais propices à l'éclosion de comparaisons, de correspondances, de rapprochements éclairants. C'est alors que je retrouvai un certain nombre de convictions que j'avais eues, plus tôt, du côté de l'ésotérisme, de la mystique, sur la grandeur infinie de l'homme. Mais je les retrouvai dans un autre état. C'étaient maintenant des convictions qui avaient absorbé vivantes les formes et les œuvres de l'intelligence humaine de mon temps, appliquée à l'étude des réalités. Elles n'étaient plus « réactionnaires », elles réduisaient les antagonismes au lieu de les exciter. Des conflits très lourds, comme ceux entre matérialisme et spiritualisme, vie individuelle et vie collective, s'y résorbaient sous l'effet d'une haute chaleur. En ce sens, elles n'étaient plus l'expression d'un choix, et donc d'une rupture, mais d'un devenir, d'un dépassement, d'un renouvellement, c'est-à-dire de l'existence.
Les danses, si rapides et incohérentes des abeilles, dessinent paraît-il dans l'espace des figures mathématiques précises et constituent un langage. Je rêve d'écrire un roman où toutes les rencontres que fait un homme dans son existence, fugaces ou marquantes, amenées par ce que nous appelons le hasard, ou par la nécessité, dessineraient elles aussi des figures, exprimeraient des rythmes, seraient ce qu'elles sont peut-être : un discours savamment construit, adressé à une âme pour son accomplissement, et dont celle-ci ne saisit, au long d'une vie, que quelques mots sans suite.
Il me semble, parfois, saisir le sens de ce ballet humain autour de moi, deviner qu'on me parle à travers le mouvement des êtres qui s'approchent, restent ou s'éloignent. Puis je perds le fil, comme tout le monde, jusqu'à la prochaine grosse et pourtant fragmentaire évidence.
Je sortais de Gurdjieff. Une amitié très vive me lia à André Breton. C'est par lui que je connus René Alleau, historien de l'Alchimie. Un jour que je cherchais, pour une collection d'ouvrages d'actualité, un vulgarisateur scientifique, Alleau me présenta Bergier. Il s'agissait de besogne alimentaire, et je faisais peu de cas de la science, vulgarisée ou non. Or, cette rencontre toute fortuite allait ordonner pour un long temps ma vie, rassembler et orienter toutes les grandes influences intellectuelles ou spirituelles qui s'étaient exercées sur moi, de Vivekananda à Guénon, de Guénon à Gurdjieff, de Gurdjieff à Breton, et me ramener dans l'âge mûr au point de départ : mon père.
En cinq années d'études et de réflexions, au cours desquelles nos deux esprits, assez dissemblables, furent constamment heureux d'être ensemble, il me semble que nous avons découvert un point de vue nouveau et riche en possibilités. C'est ce que faisaient, à leur manière, les surréalistes voici trente ans. Mais ce n'est pas, comme eux, du côté du sommeil et de l'infraconscience que nous avons été chercher. C'est à l'autre extrémité : du côté de l'ultraconscience et de la veille supérieure. Nous avons baptisé l'école à laquelle nous nous sommes mis, l'école du réalisme fantastique. Elle ne relève en rien du goût pour l'insolite, l'exotisme intellectuel, le baroque, le pittoresque. « Le voyageur tomba mort, frappé par le pittoresque », dit Max Jacob. On ne cherche pas le dépaysement. On ne prospecte pas les lointains faubourgs de la réalité ; on tente au contraire de s'installer au centre. Nous pensons que c'est au cœur même de la réalité que l'intelligence, pour peu qu'elle soit suractivée, découvre le fantastique. Un fantastique qui n'invite pas à l'évasion, mais bien plutôt à une plus profonde adhésion.
C'est par manque d'imagination que des littérateurs, des artistes, vont chercher le fantastique hors de la réalité, dans des nuées. Ils n'en ramènent qu'un sous-produit. Le fantastique, comme les autres matières précieuses, doit être arraché aux entrailles de la terre, du réel. Et l'imagination véritable est tout autre chose qu'une fuite vers l'irréel. « Aucune faculté de l'esprit ne s'enfonce et ne creuse plus que l'imagination : c'est la grande plongeuse. »
On définit généralement le fantastique comme une violation des lois naturelles, comme l'apparition de l'impossible. Pour nous, ce n'est pas cela du tout. Le fantastique est une manifestation des lois naturelles, un effet du contact avec la réalité quand celle-ci est perçue directement et non pas filtrée par le voile du sommeil intellectuel, par les habitudes, les préjugés, les conformismes.
La science moderne nous apprend qu'il y a derrière du visible simple, de l'invisible compliqué. Une table, une chaise, le ciel étoilé sont en réalité radicalement différents de l'idée que nous nous en faisons : systèmes en rotation, énergies en suspens, etc. C'est en ce sens que Valéry disait que, dans la connaissance moderne, « le merveilleux et le positif ont contracté une étonnante alliance ». Ce qui nous est apparu clairement, comme on le verra, j'espère, dans ce livre, c'est que ce contrat entre le merveilleux et le positif n'est pas valable seulement dans le domaine des sciences physiques et mathématiques. Ce qui est vrai pour ces sciences est sans doute vrai aussi pour les autres aspects de l'existence : l'anthropologie, par exemple, ou l'histoire contemporaine, ou la psychologie individuelle, ou la sociologie. Ce qui joue dans les sciences physiques, joue probablement aussi dans les sciences humaines. Mais il y a de grandes difficultés à s'en rendre compte. C'est que, dans ces sciences humaines, tous les préjugés se sont réfugiés, y compris ceux que les sciences exactes ont aujourd'hui évacués. Et que, dans un domaine si proche d'eux, et si mouvant, les chercheurs ont sans cesse tenté de tout ramener, pour y voir enfin clair, à un système : Freud explique tout, le Capital explique tout, etc. Quand nous disons préjugés, nous devrions dire : superstitions. Il y en a d'anciennes et il y en a de modernes. Pour certaines gens, aucun phénomène de civilisation n'est compréhensible si l'on n'admet pas, aux origines, l'existence de l'Atlantide. Pour d'autres, le marxisme suffit à expliquer Hitler. Certains voient Dieu dans tout génie, certains n'y voient que le sexe. Toute l'histoire humaine est templière, à moins qu'elle ne soit hégélienne. Notre problème est donc de rendre sensible, à l'état brut, l'alliance entre le merveilleux et le positif dans l'homme seul ou dans l'homme en société, comme elle l'est en biologie, en physique ou en mathématiques modernes, où l'on parle très ouvertement et, somme toute, très simplement d'« Ailleurs Absolu », de « Lumière Interdite » et de « Nombre Quantique d'Étrangeté ».
« À l'échelle du cosmique (toute la physique moderne nous l'apprend) seul le fantastique a des chances d'être vrai », dit Teilhard de Chardin. Mais, pour nous, le phénomène humain doit aussi se mesurer à l'échelle du cosmique. C'est ce que disent les plus anciens textes de sagesse. C'est aussi ce que dit notre civilisation, qui commence à lancer des fusées vers les planètes et cherche le contact avec d'autres intelligences. Notre position est donc celle d'hommes témoins des réalités de leur temps.