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Pour diverses raisons, les activités extérieures de Bergier sont nombreuses. Les miennes aussi, et d'une certaine ampleur. Mais j'ai vu dans mon enfance mourir de travail. « Comment faites-vous tout ce que vous faites ? » Je ne sais, mais je pourrais répondre par la parole de Zen : « Je vais à pied et cependant je suis assis sur le dos d'un bœuf. »

Quantité de difficultés, sollicitations et gênes de toutes sortes ont surgi par la traverse, jusqu'à me faire désespérer. Je n'aime guère la figure du créateur farouchement indifférent à tout ce qui n'est pas son œuvre. Un amour plus vaste me tient, et l'étroitesse en amour, fût-elle le prix d'une belle œuvre, me semble une indigne contorsion. Mais on comprendra que dans ces dispositions, dans le flot d'une vie largement participante, il arrive qu'on risque la noyade. Une pensée de Vincent de Paul m'a aidé : « Les grands desseins sont toujours traversés par diverses rencontres et difficultés. La chair et le sang diront qu'il faut abandonner la mission, gardons-nous bien de les écouter. Dieu ne change jamais dans ce qu'il a une fois résolu, quelque chose de contraire qu'il nous semble qu'il arrive. »

Dans ce cours complémentaire de Juvisy, que j'évoquais au début de cette préface, on nous donna un jour à commenter la phrase de Vigny : « Une vie réussie est un rêve d'adolescent réalisé dans l'âge mûr. » Je rêvais alors d'approfondir et de servir la philosophie de mon père, qui était une philosophie du progrès. C'est, après bien des fuites, oppositions et détours, ce que je tente de faire. Que mon combat donne la paix à ses cendres ! À ses cendres aujourd'hui dispersées, ainsi qu'il le souhaitait, pensant, comme je le pense aussi, que « la matière n'est peut-être qu'un des masques parmi tous les masques portés par le Grand Visage ».

PREMIÈRE PARTIE

Le futur antérieur

I

Hommage au lecteur pressé. – Une démission en 1875. – Les oiseaux de malheur. – Comment le XIXe siècle fermait les portes. – La fin des sciences et le refoulement du fantastique. – Les désespoirs de Poincaré. – Nous sommes nos propres grands-pères. – Jeunesse ! Jeunesse !

Comment un homme intelligent, aujourd'hui, ne se sentirait-il pas pressé ? « Levez-vous, monsieur, vous avez de grandes choses à faire ! » Mais il faut se lever de plus en plus tôt. Accélérez vos machines à voir, à entendre, à penser, à vous souvenir, à imaginer. Notre meilleur lecteur, le plus cher à nos yeux, en aura fait avec nous en deux ou trois heures. Je connais quelques hommes qui lisent avec le profit maximum, cent pages de mathématiques, de philosophie, d'histoire ou d'archéologie en vingt minutes. Les acteurs apprennent à « placer » leur voix. Qui nous apprendra à « placer » notre attention ? Il y a une hauteur à partir de laquelle tout change de vitesse. Je ne suis pas, dans cet ouvrage, de ces écrivains qui veulent garder le lecteur auprès d'eux le plus longtemps possible, le berçant. Rien pour le sommeil, tout pour l'éveil. Allez vite, prenez et partez ! Il y a de l'occupation dehors. Au besoin, sautez des chapitres, commencez par où il vous plaira, lisez en diagonale : ceci est un instrument à usages multiples, comme les couteaux de campeurs. Par exemple, si vous redoutez d'arriver trop tard au vif du sujet qui vous importe, passez ces premières pages. Sachez seulement qu'elles montrent comment le XIXe siècle avait fermé les portes à la réalité fantastique de l'homme, du monde, de l'univers ; comment le XXe les rouvre, mais que nos morales, nos philosophies et notre sociologie, qui devraient être contemporaines du futur, ne le sont pas, demeurant attachées à ce XIXe périmé. Le pont n'est pas jeté entre le temps des chassepots et celui des fusées, mais on y pense. C'est pour qu'on y pense encore plus que nous écrivons. Pressés, ce n'est pas sur le passé que nous pleurons, c'est sur le présent, et d'impatience. Voilà. Vous en savez assez pour feuilleter vite ce début, si besoin est, et voir plus loin.

L'histoire n'a pas retenu son nom, c'est dommage. Il était directeur du Patent Office américain et c'est lui qui sonna le branle-bas. En 1875, il envoya sa démission au Secrétaire d'État au Commerce. Pourquoi rester ? disait-il en substance, il n'y a plus rien à inventer.

Douze ans après, en 1887, le grand chimiste Marcellin Berthelot écrivait : « L'univers est désormais sans mystère. » Pour obtenir du monde une image cohérente la science avait fait place nette. La perfection par l'omission. La matière était constituée par un certain nombre d'éléments impossibles à transformer les uns dans les autres. Mais tandis que Berthelot repoussait dans son savant ouvrage les rêveries alchimiques, les éléments, qui ne le savaient pas, continuaient à se transmuter sous l'effet de la radio-activité naturelle. En 1852, le phénomène avait été décrit par Reichenbach, mais aussitôt rejeté. Des travaux datant de 1870 évoquaient « un quatrième état de la matière » constaté lors de la décharge dans les gaz. Mais il fallait refouler tout mystère. Refoulement : c'est le mot. Il y a une psychanalyse à faire d'une certaine pensée du XIXe siècle.

Un Allemand, nommé Zeppelin, de retour au pays après avoir combattu dans les rangs sudistes, tenta d'intéresser des industriels à la direction des ballons. « Malheureux ! Ne savez-vous pas qu'il y a trois sujets sur lesquels l'Académie des sciences française n'accepte plus de mémoires : la quadrature du cercle, le tunnel sous la Manche et la direction des ballons. » Un autre Allemand, Herman Gaswindt, proposait de construire des machines volantes plus lourdes que l'air, propulsées par des fusées. Sur le cinquième manuscrit, le ministre de la Guerre allemand, après avoir pris avis des techniciens, écrivit, avec la douceur de sa race et de sa fonction : « Quand donc cet oiseau de malheur crèvera-t-il enfin ! »

Les Russes, eux, s'étaient débarrassés d'un autre oiseau de malheur, Kibaltchich, lui aussi partisan des machines volantes à fusées. Peloton d'exécution. Il est vrai que Kibaltchich avait usé de ses qualités de technicien pour fabriquer une bombe qui venait de découper en petits morceaux l'empereur Alexandre II. Mais il n'y avait pas de raison pour envoyer au poteau le professeur Langley, du Smithsonian Institute américain, qui proposait, lui, des machines volantes actionnées par les moteurs à explosion de fabrication toute récente. On le déshonora, on le ruina, on l'expulsa du Smithsonian. Le professeur Simon Newcomb démontra mathématiquement l'impossibilité du plus lourd que l'air. Quelques mois avant la mort de Langley, que le chagrin tuait, un petit garçon anglais revint un jour de l'école en sanglotant. Il avait montré à ses copains une photo de maquette que Langley venait d'envoyer à son père. Il avait proclamé que les hommes finiraient par voler. Les copains s'étaient moqués. Et l'instituteur avait dit : « Mon ami, votre père serait donc un sot ? » Le présumé sot se nommait Herbert George Wells.