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Bouchées en avant et en arrière. On refoule les fossiles d'êtres préhumains que l'on commence à découvrir en quantité. Le grand Heinrich Helmholtz n'a-t-il pas démontré que le soleil tire son énergie de sa propre contraction, c'est-à-dire de la seule force, avec la combustion, existant dans l'univers ? Et ses calculs ne montrent-ils pas qu'une centaine de milliers d'années, au plus, nous séparent de la naissance du soleil ? Comment une longue évolution aurait-elle pu se produire ? Et, d'ailleurs, qui trouvera jamais le moyen de dater le passé du monde ? Dans ce court espace entre deux néants, nous autres, épiphénomènes, demeurons sérieux. Les faits ! rien que les faits !

La recherche sur la matière et l'énergie n'étant guère encouragée, les meilleurs curieux se lancent dans une impasse : l'éther. C'est le milieu pénétrant toute matière et servant de support aux ondes lumineuses et électromagnétiques. Il est à la fois infiniment solide et infiniment ténu. Lord Rayleigh, qui représente, à la fin du XIXe siècle, la science officielle anglaise dans sa splendeur ; construit une théorie de l'éther gyroscopique. Un éther composé de multiples toupies tournant en tous sens et réagissant entre elles. Aldous Huxley écrira plus tard que « si une œuvre humaine peut donner l'idée de la laideur dans l'absolu, la théorie de Lord Rayleigh y parvient ».

C'est dans la spéculation sur l'éther que se trouvent engagées les intelligences disponibles, à l'orée du XXe siècle. En 1898, se produit la catastrophe : l'expérience de Michelson et Morley détruit l'hypothèse de l'éther. Toute l'œuvre d'Henri Poincaré va témoigner de cet effondrement. Poincaré, mathématicien de génie, sentait peser sur lui l'énorme poids de ce XIXe siècle geôlier et bourreau du fantastique. Il aurait découvert la relativité, s'il avait osé. Mais il n'osa pas. La Valeur de la Science, La Science et l'Hypothèse, sont des livres de désespoir et de démission. Pour lui, l'hypothèse scientifique n'est jamais vraie, elle ne peut être qu'utile. Et c'est une auberge espagnole : on n'y trouve que ce que l'on y apporte. Selon Poincaré, si l'univers se contractait un million de fois, et nous avec lui, nul ne s'apercevrait de rien. Spéculations inutiles, donc puisque détachées de toute réalité sensible. L'argument fut cité jusqu'au début de notre siècle comme un modèle de profondeur. Jusqu'au jour où un ingénieur praticien fit observer que le charcutier, du moins, le saurait parce que tous les jambons tomberaient. Le poids d'un jambon est proportionnel à son volume, mais la force d'une ficelle n'est proportionnelle qu'à sa section. Que l'univers se contracte d'un millionième, et plus de jambons au plafond ! Pauvre, grand et cher Poincaré ! C'est ce maître à penser qui écrivait : « Le bon sens à lui tout seul est suffisant pour nous dire que la destruction d'une ville par la désintégration d'un demi-kilo de métal est une impossibilité évidente. »

Caractère limité de la structure physique de l'univers, inexistence des atomes, faibles ressources de l'énergie fondamentale, incapacité d'une formule mathématique à donner plus qu'elle ne contient, vacuité de l'intuition, étroitesse et mécanicité absolue du monde intérieur de l'homme : tel est l'esprit dans les sciences, et cet esprit s'étend à tout, crée le climat dans lequel baigne toute l'intelligence de ce siècle. Siècle petit ? Non. Grand mais étroit. Un nain qu'on a étiré.

Brusquement, les portes soigneusement fermées par le XIXe siècle sur les infinies possibilités de l'homme, de la matière, de l'énergie, de l'espace et du temps, vont voler en éclats. Les sciences et les techniques vont faire un bond formidable, et la nature même de la connaissance va être remise en question.

Autre chose qu'un progrès : une transmutation. Dans cet autre état du monde, la conscience elle-même doit changer d'état. Aujourd'hui, en tous domaines, toutes les formes de l'imagination sont en mouvement. Sauf dans les domaines où se déroule notre vie « historique », bouchée, douloureuse, avec la précarité des choses périmées. Un immense fossé sépare l'homme de l'aventure de l'humanité, nos sociétés de notre civilisation. Nous vivons sur des idées, des morales, des sociologies, des philosophies, une psychologie qui appartiennent au XIXe siècle. Nous sommes nos propres arrière-grands-pères. Nous regardons monter vers le ciel les fusées, notre terre vibrer de mille radiations nouvelles, en tétant la pipe de Thomas Graindorge. Notre littérature, nos débats philosophiques, nos conflits idéologiques, notre attitude devant la réalité, tout cela dort derrière des portes qui viennent de sauter. Jeunesse ! Jeunesse ! Allez dire à tout le monde que les ouvertures sont faites et que, déjà, le Dehors est entré !

II

La délectation bourgeoise. – Un drame de l'intelligence ou la tempête de l'irréalisme. – L'ouverture sur une réalité autre. – Au-delà de la logique et des philosophies littéraires. – La notion d'éternel présent. – Science sans conscience : et conscience sans science ? – L'espoir.

 « La marquise prit son thé à cinq heures » : Valéry disait à peu près qu'on ne peut écrire de pareilles choses quand on est entré dans le monde des idées, mille fois plus fort, romanesque, mille fois plus réel que le monde du cœur et des sens. « Antoine aimait Marie qui aimait Paul ; ils furent très malheureux et eurent beaucoup de néants. » Toute une littérature ! Des palpitations d'amides et d'infusoires, quand la Pensée entraîne tragédies et drames géants, transmute des êtres, bouleverse des civilisations, mobilise d'immenses masses humaines. Sommeilleuses jouissances, délectation bourgeoise ! Nous autres, adeptes de la conscience éveillée, travailleurs de la terre, savons où sont l'insignifiance, la décadence, le jeu pourri…

La fin du XIXe siècle marque l'apogée du théâtre et du roman bourgeois et la génération littéraire de 1885 se reconnaîtra un moment pour maîtres Anatole France et Paul Bourget. Or, à la même époque se joue, dans le domaine de la connaissance pure, un drame beaucoup plus grand et palpitant que chez les héros du Divorce ou ceux du Lys Rouge. Une soudaine ivresse se glisse dans le dialogue entre matérialisme et spiritualisme, science et religion. Du côté des savants, héritiers du positivisme de Taine et Renan, des découvertes formidables vont faire s'écrouler les murailles de l'incrédulité. On ne croyait qu'aux réalités dûment établies : brusquement, c'est l'irréel qui devient possible. Voyez les choses comme une intrigue romanesque, avec volte-face des personnages, passage des traîtres, passions contrariées, débat parmi les illusions.

Le principe de la conservation de l'énergie était du solide, du certain, du marbre. Et voici que le radium produit de l'énergie sans l'emprunter à aucune source. On était sûr de l'identité de la lumière et de l'électricité : elles ne pouvaient se propager qu'en ligne droite et sans traverser d'obstacles. Et voici que les ondes, que les rayons X franchissent les solides. Dans les tubes à décharge, la matière semble s'évanouir, se transformer en corpuscules. La transmutation des éléments s'opère dans la nature : le radium devient hélium et plomb. Voici que le Temple des Certitudes s'effondre. Voici que le monde ne joue plus le jeu de la raison ! Tout devient-il donc possible ? D'un seul coup, ceux qui savent, ou croyaient savoir, cessent de faire le partage entre physique et métaphysique, chose vérifiée et chose rêvée. Les piliers du Temple se font nuées, les prêtres de Descartes délirent. Si le principe de conservation de l'énergie est faux, qu'est-ce qui empêcherait le médium de fabriquer un ectoplasme à partir de rien ? Si les ondes magnétiques traversent la terre, pourquoi une pensée ne voyagerait-elle pas ? Si tous les corps émettent des forces invisibles, pourquoi pas un corps astral ? S'il y a une quatrième dimension, est-ce le domaine des esprits ?