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— Toi, vinaigre, tu es en train de penser cornichon.

De sa fameuse tante, aux longs bras maigres soulevant son châle en ailes de chauve-souris et que l’incontinence précipite aux lieux, elle a dit :

— Inoffensive, au fond, la pipistrelle !

Elle a de la patience : vertu parfois très sèche, que partage le chameau, mais qu’angélise sa gentillesse.

Elle a du courage : pour passer de chez sa mère, où elle ne faisait rien, à cette maison où elle fait tout, il lui en a fallu. Ça donne ce que ça donne, mais chapeau ! Seule une femme est capable d’une telle métamorphose. Certes, je suis aussi un peu multiplié : avocat, factotum, amant et bricoleur. Mais ce n’est rien auprès d’elle ! Ménagère, lingère, cuisinière, secrétaire, plongeuse, ravaudeuse, esthéticienne, comptable, hôtesse, maîtresse, une main au poudrier, l’autre à l’aspirateur, une main à la pattemouille, une autre au téléphone, les deux dans la bassine, les deux sur la machine pour taper mon courrier, déesse à tant de bras, je te salue, Kali, qui trouves le moyen de ne pas m’être féroce.

Elle a des attentions. Pour célébrer la rosette — tardive — de mon oncle, Mariette lui a offert un dîner rose : rosette de Lyon, poulet en gelée à la tomate, salade d’endives et de betteraves, glace aux fraises. Rosé d’Anjou, il va de soi. Ma mère, ma tante, invitées, s’en sont allées, tout attendries :

— Vous avez eu une idée charmante, mon enfant.

Idée ne me semble pas le mot juste, car elle s’était inspirée de Marie-Claire. Mais c’est tout à fait le genre de petits enchantements dont elle aime être fée.

Elle a de la pudeur. Entre la Mariette de lit dont le jeune nu est strict et la Mariette de ville, dont le tailleur ne l’est pas moins, existe une Mariette de chambre, qui ferait le bonheur des pages de réclame consacrées à la publicité du rayon de lingerie de la Belle Jardinière. J’aime assez. Ça me borde l’œil de dentelle. Pourtant ce n’est pas absolument joli. Ce slip minuscule cachant à peine la touffe, ce soutien-gorge tout en brides, ce porte-jarretelles dont les boucles brimbalent, me font toujours penser au harnachement du cheval sur qui l’on vient de jeter l’attirail de croupière. L’accrochage des bas, plissant sur le renfort, n’arrange rien. Toute femme en cet arroi n’offre que des entre-deux : morceaux de cuisse, zone ombilicale, haut de buste, que sangle, que cerne un peuple d’élastiques. Il y en a qui vaquent à leur toilette, offrant ce french-cancan, sans souci de peignoir. Mariette jamais. Elle a compris d’instinct : le polisson, c’est bon, mais ça s’économise.

Même décence aux jours J. Si d’aventure, dans un journal, je tombe sur un de ces placards où les fabricants de spécialités pour dames parlent de Révolution dans l’hygiène intime ou de Protection féminine moderne à deux couches d’ouate absorbante renforcée par un feuillet de sécurité en polyéthylène, je jette. Si on murmure que la bonne de Mme Guimarch doit consulter parce qu’elle ne voit plus, je m’en vais. Discrète sans chercher à être secrète, Mariette dit seulement, en cas de nécessité :

— Tu m’excuses aujourd’hui.

Mais au lit elle a la pudeur d’être à l’aise : bien plus que moi. Qui tient son droit prend son dû. Si elle craint les mots (sans doute parce qu’ils servent à tout le monde), elle ne craint pas les gestes. Tout ce qu’elle ose est comme sacralisé. C’est à décourager le cochon qui sommeille : quoi qu’il tente, elle le béatifie.

Enfin, elle a de l’enfance. Dans les prés du dimanche, la moindre enluminure l’enchante. Elle m’arrête, fonce, se baisse ici, se baisse là, me revient les talons boueux avec six marguerites et trois pentecôtes. Les dahlias de la Roussette, que nous pouvons avoir par paniers, l’intéressent peu : c’est de l’arc-en-ciel obtenu à l’engrais. Les fleurs, il faut que ce soit trouvaille à deux, un peu volée, vivement enlevée, dans un cri d’oiseau :

— File maintenant, je les ai !

4

Continuons par ses défauts. En prenant soin d’avertir que forcément j’y mets la loupe.

Il y a d’abord son excès de présence. Mariette est tout sauf transparente et je me dis parfois qu’au temps facile des fiançailles il y avait entre nous de longs repos. Je pouvais, à volonté, aller ou ne pas aller la voir. Je sortais pour la rejoindre, alors qu’aujourd’hui, je rentre. Je n’ouvre plus, je ferme une porte. Je retrouve une femme, fidèle comme la pendule. Ses yeux sont pleins de regards, sa bouche pleine de questions :

— Qu’est-ce que tu veux manger ? (quotidienne)

— À quoi penses-tu ? (incessante)

— Que fais-tu demain ? (vespérale)

— Que fait-on dimanche ? (hebdomadaire)

— Qu’est-ce qu’il reste au compte ? (mensuelle)

Elle est là, pénétrée, qui de partout me pénètre. Point de recours. Avec Mariette on ne s’isole jamais. J’ai osé dire à Tio :

— Sauf aux W.C.

Et Tio, qui ne me rate guère, a répondu, bonhomme :

— Solitaire et tête nue… Je vois !

Il y a son appartenance au “Parti féminin”. Très inspirée par l’exemple de sa mère, elle manie volontiers l’impératif. Mme Guimarch, élevée à l’époque mérovingienne, en garde les formes, les déguisements. Elle commande au conditionnel :

— Toussaint, tu devrais changer de chaussettes.

Mariette coupe au court :

— Abel, ton clignotant !

Car FEMME MODERNE le lui répète : Comme la souveraineté procède du peuple, l’autorité procède du couple, qui la délègue à l’un et l’autre ; c’est-à-dire à qui la prend ; et elle est très preneuse. L’exercice du pouvoir, chez sa mère usurpé, chez elle devient devoir d’état. D’où, son extrême susceptibilité ; ne faites pas l’esprit fort en disant :

— Le monde a cessé de tourner autour de l’homme, bon ! Mais pas les femmes…

Elle vous classerait parmi les affreux. Les mots eux-mêmes sont à trier. Je n’annonce plus :

— Maurice était là avec sa grosse nana…

Offense à l’espèce ! Une telle imprudence peut gâcher la journée. Dans le même ordre d’idées, si j’égare mon foulard, elle le cherchera, elle le trouvera, elle me le nouera autour du cou, mais en faisant remarquer :

— Tu me prends pour ta bonne.

Elle veut bien tout faire, mais en affranchie, montrant que je dépends d’elle autant qu’elle dépend de moi. Et même un peu plus. Cependant je dois rester un homme”, L’homme tel qu’il doit être : ce grand beau pâtre brun, sûr comme son chien, fort comme le bélier, doux comme la brebis, au bras de qui toute bergère aspire. Mariette a de l’affection, elle n’a pas d’estime pour Éric, entièrement “gabriellisé”. Mais elle me gabrielliserait volontiers. Sans cesser, bien entendu, de plaindre Gabrielle :

— Avec un mollasson pareil, comment veux-tu te sentir protégée dans la vie !

Il y a sa méfiance envers l’homme : on la lui a, sans le vouloir, enseignée dès l’enfance ; elle l’exprime, sans le savoir, à tout propos. Mme Guimarch, qui chasse désespérément le mari pour Ariette, ne manque jamais une occasion de l’encourager. Le dimanche, jour sans bonne, elle lui jette :