Выбрать главу

— Sors, laisse-moi la vaisselle. Tu la feras bien assez quand tu auras un pacha.

M. Guimarch ne sait pas planter un clou. Mme Guimarch soupire :

— Que voulez-vous ? C’est un homme.

Leçon retenue. Mariette lorgnant le gros ventre de Gabrielle, tire une lippe et murmure :

— Ah, les hommes !

On croirait entendre Anne-Marie Carrière : S’ils sont riches, ils sont chiches. S’ils sont vieux, ils sont piteux. Rien que des ingrats, des renégats, des potentats. Le bon format n’existe pas.

Il y a son sentimentalisme. Mariette est entrée dans le mariage comme dans une pâtisserie. Je suis le pâtissier, je lui dois mille délices. Romantic love ! Avec ce qui précède, elle ne voit point de contradiction : si le mariage n’est pas ce qu’en attendent les femmes, c’est encore de la faute des hommes, qui ne prennent rien au sérieux. Le mythe de l’être complémentaire, juste à point rencontré parmi trois milliards d’autres, elle n’oserait le soutenir. Mais poussée dans ses retranchements (Tio adore l’asticoter sur le chapitre), elle trouve aussitôt la sainte formule :

— On se rencontre par hasard, je veux bien. Mais ce qui pouvait ne pas être ne peut plus ne pas avoir été.

C’est ainsi que le hasard abolit le hasard. Roucoulons, mon pigeon, dans la fatalité.

— Et ta sœur ? dit Tio, qui parfois s’aime féroce. À supposer que le petit beau-frère se ruine, ce qui pour cent millions a pu être, une fois le fric perdu, pourra-t-il ne pas avoir été ?

Mariette hausse les épaules. La loi, les astres, la politesse, la moralité publique enseignent tous que Vénus en maison est réputée vivre d’amour. Arrière, Satan, qui ose imaginer que souvent c’est mensonge, que parfois l’on divorce et que toujours on meurt !

Il y a ses éclairages : ce sont toujours ceux d’une lampe de poche. Vient-on à parler de la guerre d’Indochine ? Sa crainte des discussions la maintiendra dans le silence jusqu’au moment où elle pourra placer :

— Mon cousin Marcel y a perdu un bras.

Ce bras, c’est le fait saillant du drame.

Il y a ses possessifs. Écoutez Mariette prononcer : mon mari.

Vous retrouverez le même accent dans les litanies : mon loup, mon rat, mon chou, mon chat… Derrière le possessif, le monosyllabe (m’assimilant à n’importe quoi : carnivore, volaille ou légume) est pur prétexte. On pose l’écriteau : propriété privée.

Le possessif n’a d’ailleurs pas besoin d’être exprimé. Je m’habillais : aujourd’hui, elle m’habille. N’était mon métier, qui a ses exigences, pull, pantalon, chaussettes, nous irions assortis. Ainsi de mon horaire : toute minute, passée loin d’elle, lui est comme escroquée. Ainsi de mon bonheur : sa bouche est ma prise d’air. Qu’allais-je chercher au stade quand je fonctionnais dans un onze d’amateurs ? D’un possessif retourné (Tu vas encore à ton foot ?) l’insistance est devenue telle que j’ai préféré abandonner.

Et je ne dis rien de son œil, suivant mon œil, dans la rue.

Il y ses nerfs. Elle a voulu conduire. J’ai des camarades qui attendent pour céder leur volant que la voiture ait deux ans. Comme la mienne n’était pas neuve, elle ne risquait pas grand-chose. Et puis franchement, avec Mariette dans l’auto, je préfère être passager que chauffeur : d’abord, parce qu’elle conduit bien ; ensuite parce que, se faisant confiance, elle cesse d’avoir peur. Si je pilote, elle crie sans arrêt :

— Feu rouge ! Ne mords pas sur la bande. Serre à droite. Regarde ton rétro. Attention radar ! Maximum soixante…

J’ai beau lui dire qu’heureusement je ne suis pas aveugle et que malheureusement je ne suis pas sourd rien n’y fait. Dès qu’elle s’installe à la place du mort, j’ai l’impression d’avoir chargé saint Christophe et de risquer à chaque seconde le retrait de mon permis.

Il y a son nationalisme familial. Tous les mariages sont morganatiques. L’un croit être tiré d’un peu plus haut dans la cuisse de Jupiter ; l’autre estime avoir apporté plus d’avantages. Mariette aime dire :

— Nous, depuis cinq générations, on monte.

D’où la difficulté de la naturaliser Bretaudeau. La Rousselle lui demeure un pays étranger. Nous y sommes allés une fois par mois, au moins. Quand elle conduit, elle se trompe encore de route et (l’Anjou étant partagé en deux cartes) prend régulièrement la Michelin 63 au lieu de la 64.

Et pourtant elle ne me fera pas aimer la finesse Guimarch ! Ce qui se dit, ce qui ne se dit pas, ce qui se fait, ce qui ne se fait pas, ce qui se porte, ce qui ne se porte pas, ce qui se croit, ce qui ne se croît pas, pour une Angevine ça fait un tas ! Certes, Mariette affecte le tout d’un certain coefficient de nouveauté. Elle a du jugement. Bachelière, elle a des notions. Femme, elle a de l’intuition. Mais peu d’idées. Elle apprend vite, elle comprend bien, elle ne surprend jamais.

Qui pis est : la rue des Lices l’infantilise aussitôt. Je suis né dans un milieu où nul ne demande aux filles d’avoir inventé la poudre ; j’ai personnellement pour les bas-bleus, qui veulent vous la jeter aux yeux, une totale inappétence. Mais quand Mariette m’emmène, le dimanche, jouer au bridge avec son père et son frère, je souffre ! Tio, qui, en vieil officier, adore les cartes et que les Guimarch ont adopté, vient parfois faire le quatrième. Nous jouons alors entre hommes, tandis que les femmes font la causette. Autour des sans-atout les réflexions voltigent. On entend Mme Guimarch qui chuchotait avec sa bru, conclure à voix haute :

— En tout cas, faites attention. Négliger son entérite, c’est hâter son enterrement.

— C’est mon Clam, ça, c’est mon Clam ! répète Simone, vautrée sur le tapis avec les nièces et toutes les quatre mélangées au clébard qui leur mordille ce qu’il peut.

Mais Ariette, rameutant l’attention, commente soudain l’horoscope de Francesco :

— Prudence avec la Balance, amitié avec le Verseau, annonce-t-elle à la cantonade. Qui est Balance, ici ?

Mariette vient d’empoigner Catherine, la toute petite, et la papouille et la chatouille et la fait rire aux éclats. Comment se fait-il qu’elle soit Balance ? “Signe d’air” et non “signe d’eau”, comme on pourrait le croire, le Verseau, par ma bouche, dit :

— Deux piques !

Mais Arlette est dans le Lion. Elle récite :

— Entente parfaite avec le Capricorne. T’entends, Mamoune ? On a beau dire, il y a des fois où ça tombe drôlement juste.

Ben, voyons ! Mme Guimarch, tendrement léonine, regarde son bon gros capricorne, qui riposte :

— Trois cœurs !

Mon signe d’air me trahit. J’étouffe d’une petite rage que Tio prend en pitié :

— Trois piques !

Et plus bas, pour moi seul, il ajoute :

— θχ=β (πR2)

— Qu’est-ce qu’ils se disent, ceux-là ? grogne M. Guimarch, soupçonnant quelque triche.

Rien, papa. C’est notre formule secrète : tête à × égale bêta, multiplié par la surface du cercle. Ça veut dire quelque chose comme “la sottise de quiconque est fonction de l’entourage”. Je vais jouer mes trois piques et je chuterai d’un pli. Précipitée des cieux où règnent les planètes la tribu dégringole aux enfers de la nôtre : Mme Guimarch, que tout loisir accable, vient de se lancer dans de navrants calculs de T.V.A., tandis que Simone fait brailler son électrophone.