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5

Je découvre sa religion, qui n’est pas très religieuse.

Le curé a fait distribuer les enveloppes du denier du culte. Mme de La Granfière est venue les ramasser, exquise et gantée : c’est la petite-fille d’un comte député-maire, l’honneur de la rue. J’avais glissé quatre billets de mille dans l’enveloppe ; Mariette a réduit le chiffre de moitié, disant :

— Ils ont trouvé le truc, à la cure ! La perception mondaine, on y résiste mal.

Et se chargeant de recevoir la collectrice, elle n’a pas craint de lui dire :

— Nous voudrions faire mieux. Mais, vous savez, un jeune ménage…

La comtesse a souri. Son rôle, c’est de faire cracher le respect humain. Elle sait très bien qu’avant de passer au lycée, j’ai chanté le Vive Urbain”, hymne du collège Montgazon où je fus durant trois ans le condisciple du premier vicaire de Saint-Layd. Elle sait aussi que les paroissiens ont parfois besoin d’avocat. Si je ne vais pas à la messe, je peux toujours payer les cierges. Mariette est du même avis. Mais toute chose a son tarif.

Elle, pourtant, va à la messe. Enfin, elle y va quelquefois. Nous sommes tous catholiques, en France, d’après la statistique qui se contente de retrancher un certain pourcentage d’israélites et de protestants. Ce recensement m’escroque un acte de foi : tout le monde sait que, de cette foule, les vrais croyants ne sont pas le quart. Mais les vrais incroyants ne sont pas plus nombreux et il faut bien avouer que leur soumission à l’état civil religieux, aux fêtes, au calendrier, demeure enchristianisée. Que sommes-nous vraiment dans cette masse qui, pour conserver des usages, diluant le sel dans l’eau bénite, emploie tous les degrés de saumure ?

Moi, c’est simple, j’appartiens à une de ces familles, rares en Anjou, fréquentes dans le Midi, où — regrettant qu’il n’y ait pas de cérémonial laïque — on accepte de passer à l’église quatre fois par vie : en blanc pour le baptême, la première communion, le mariage ; en noir, pour les obsèques. Chez les Guimarch c’est plus compliqué. Ils font partie du cinquante-cinquante : qui en prend, qui en laisse ; qui tantôt se met à genoux (sur velours de préférence) et tantôt hausse les épaules. Il y a entre eux des différences notables. La tante Meauzet s’embarbiche d’ave. Mme Guimarch regrette “de ne pas avoir le temps”. Elle larde son rôti en écoutant la messe des ondes et ne s’effarouche pas de tomber sur l’office protestant. Elle a même là-dessus d’œcuméniques opinions :

— Les parpaillots, moi, je les trouve plus raisonnables. Ce n’était pas la peine de tant les étriper pour faire comme eux ou presque.

De Reine et de Gabrielle, elle connaît la tiédeur : il lui suffit de penser qu’elles sont en règle, puisque baguées sur prie-Dieu. Elle se félicite qu’Ariette soit pieuse : c’est toujours bon pour une jeune fille et il y a des épouseurs qui en tiennent compte. Ariette entraîne Simone et les nièces, qui ne sont pas d’âge à discuter ; voilà de bonnes déléguées auprès du Seigneur et de ses représentants, toujours un peu sourcilleux envers le commerce local. Et mon Dieu, si Toussaint, si Éric, si Abel — qui, lui, exagère un peu — n’ont pas le pied mystique, n’est-ce pas, ce sont des hommes…

Mariette semble aussi le penser. Sur tous les sujets sérieux — religion, politique — il est difficile de cerner son opinion. Plus sensible aux contiguïtés qu’aux continuités, elle vous lâche, par bribes, des aperçus qui ne relèvent pas de la doctrine, mais du sentiment. Elle n’ira pas vous dire que Jupiter et Junon, Dieu le père et Dieu la mère, au moins, c’était normal. Mais enfin le christianisme est étrangement masculin :

— Du pape au vicaire, rien que des hommes ! Quand l’Église discute de nos problèmes, qui est consulté ? Pas une femme. Mais de vieux célibataires en soutane…

Le seul honneur fait à son sexe, honneur qui vraiment n’est pas mince, c’est l’incarnation, en faveur de la Vierge-Mère. Encore est-il que dans l’exaltation de la virginité, état privilégié, il y a quelque affront pour les femmes :

— Tu comprends ce dégoût envers une mécanique dont Dieu est l’inventeur ? Ils sont pourtant drôlement multiplicatifs, à Rome, et tout ce qu’il y a d’exigeants sur le sujet.

Enfin il y a l’enfer. Mariette pour qui l’Amour, A comme avant, A comme après, ne saurait avoir de terme, trouve tout à fait décent que Dieu ne se lasse jamais. Mais l’enfer ? Elle hésite. La voilà papiniste :

— Tu sais, l’enfer et le loup-garou…

Pour le reste, orthodoxe et la conscience au chaud, elle ne prendra jamais parti. Penser est une chose et croire en est une autre. On ne sacrifie pas de courtes certitudes aux sûretés à long terme. Ce qu’il a de factice et ce qu’il a de sincère font de l’arbre de vie un grand sapin de Noël, où par-dessus les chocolats en papillotes, les petits Jésus de sucre candi (et les vrais, de chair tendre), les guirlandes de lamé, les étoiles, les bulles, Dieu nous accroche aussi le bonheur éternel.

6

Je découvre enfin que sa conception de l’économie met la mienne en péril.

Moi, j’aime les bilans. Mon équilibre dépend du leur. Un comptable m’habite, qui fait bon ménage avec l’auxiliaire de justice — habitué à l’emblème de la balance.

Pour Mariette, ce qui compte, c’est la valeur réelle des choses, comparée à leur valeur vénale. À la limite, acheter beaucoup à bon marché, serait dépenser peu. Certaines dépenses en tout cas n’en sont plus, lui apparaissent comme des placements. Le réfrigérateur, qui permet d’entreposer le périssable, d’en acheter plus à moindre prix, en rognant sur le temps des courses, est le type de ces générateurs d’épargne. Comme la machine à laver, qui fit disparaître de la Maine la flotte des bateaux-lavoirs. Comme l’aspirateur, qui mit en chômage tant de femmes de journée. Comme le poste de télévision, qui livre, gratuitement, à domicile, l’information, le théâtre, le cinéma et les jeux. Point d’argent ? Qu’à cela ne tienne ! On peut avoir tout de suite ce qu’on achètera de toute façon plus tard. J’ai une maison qui garantira le crédit ; les économies, réalisées par la possession de ces appareils à réduire la dépense, garantiront les intérêts.

J’exagère à peine. Et, bien sûr, je freine. Mariette n’a pas acheté le quart de ce qu’elle rêve d’acquérir. Mais la chaudière à gaz — financée par la Compagnie, qui prête “presque pour rien” le coût de l’installation — l’a déjà délivrée du charbon. En fait d’appareils ménagers, elle possède l’essentiel. Voire quelque superflu : sèche-cheveux, gaufrier, grille-pain, batteur. Et si j’ai cru nécessaire de lui faire attendre la T.V., c’est que les traites mensuelles étaient déjà supérieures — du double — à la rente dotale qui lui donne bonne conscience.

— Vous allez un peu vite ! répète Tio.

Mais Mme Guimarch s’extasie parce que sa fille a repeint elle-même la salle de bains.

— Une vraie fourmi ! assure-t-elle.

Une fourmi dans une cigale. Les Guimarch ont des revenus de commerçants, très supérieurs aux miens ; ils sacrifient tout au confort, aux gadgets, aux vacances. Leurs filles ont été “élevées sans prétention”, disent-ils. Mais elles ont des habitudes. Je m’inquiète un peu d’être marié sous le régime de la communauté (réduite aux acquêts, il est vrai). Je me félicite d’avoir su résister sur un point : le privilège de gestion. C’est Mme Guimarch qui fait la caisse et son mari n’y prélèverait pas un billet de mille sans l’avoir demandé. C’est Gabrielle qui donne à Éric son argent de poche, après avoir contrôlé son enveloppe. Mariette me voyait très bien, la chérie, lui confier mes petites affaires :