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Quelques minutes plus tard elle me montrait le résultat de l’analyse ; positif trois croix. J’ai toujours trouvé cocasse que ce soit la lapine qui fournisse un test décisif aux volontaires — et aux plus nombreux involontaires — de la reproduction. Quel présage ! Et puis la poésie a de ces retours ! Menacés par la seringue, pleine de son doux pipi, je vois s’enfuir les culs-blancs du paradis de Blancheneige. Mais Mariette entrait dans le sien :

— Enfin, ça y est ! répétait-elle.

Sa peur, je l’avais vue dans ses gestes, depuis des mois ; dans sa manière d’embrasser ses nièces, de prendre sur ses genoux les bébés de ses amies, comme s’il s’agissait d’objets rares et précieux. Je l’avais surprise dans les coups d’œil jetés aux “Maillorama” de Marie-France. J’avais été l’objet d’innocentes remarques :

— Gabrielle, ça fait beaucoup. Mais c’est tout de même mieux que rien chez Reine. Tu as vu comme Reine avait l’air triste, l’autre jour ?

Je ne lui avais pas trouvé l’air triste, mais fatigué. Elle était repartie pour Paris, l’émeraude, comme elle en était venue : l’œil serti d’indifférence et la ceinture étranglant sa taille mannequin. Mariette prête facilement ses rêves à l’univers. Je n’y échappai pas. D’abord on me fit remarquer que j’étais le dernier Bretaudeau. Puis un soir, comme je m’attardais sur l’album de photos où, de cinquante centimètres à un mètre soixante-dix, je figure à toutes les tailles et dans tous les costumes, j’entendis qu’on me soufflait :

— Tu voudrais bien que je te refasse !

Et aussitôt les calculs furent renversés ; les jours dangereux devinrent de bons jours. Ma clientèle un peu élargie, le gros des traites payé, après tout il n’y avait plus tellement de raisons d’attendre. J’y consentis. Je trouvai même que ce consentement, me délivrant de toute appréhension, rendait nos nuits bien agréables. Mais il ne les rendit pas fertiles et Mariette s’inquiéta très vite :

— Tu crois que c’est normal ?

Soupçonné (ces Bretaudeau, ils sont si peu nombreux), je devins l’objet de pressions feutrées, de prières pudiques qui m’amenèrent pour ma gloire à me faire examiner. J’allai furtivement au labo, chez Perroux, qui, maniant l’éprouvette d’un air fort détendu, opéra le prélèvement, le porta au microscope et, l’œil à l’oculaire, garantit aussitôt à Mariette, cramoisie, la vivacité, la densité, l’excellence de mes germes. Je fus même félicité, avec des tapes dans le dos. Et Mariette, affolée, affolant tous les siens, malgré sa discrétion sur les sujets de cet ordre, courut avec sa mère chez Lartimont, le gynécologue. On me rassura très vite ; on me dit, à mots couverts, que ce n’était six fois rien, qu’une petite dilatation aurait très vite raison d’un petit rétrécissement. Le spécialiste fit son travail. Je continuai le mien.

Et c’est ainsi qu’au bout de quinze mois, onze jours et vingt heures, Mariette pouvait m’annoncer qu’elle allait se dilater tout à fait.

2

Ma femme grossit. Mais je dois dire qu’autour d’elle, autour de nous le monde se rétrécit.

Dans sa candeur naïve, Mariette a voulu, une fois, organiser une sauterie d’amis. À cet effet nous avons d’abord dressé une liste.

Là, déjà, apparut le déchet. Louis venait de se tuer en auto, Armand, d’être nommé juge suppléant à Nice. Gaston, redoutable pince-fesses, était devenu impossible. Nicole au couvent, Micheline enceinte de huit mois (et d’un aimable inconnu), Odile au sana, deux garçons et trois filles mariés hors de la ville devaient être rayés tout de suite.

Mariette invita le reste : une vingtaine de personnes.

Cinq s’excusèrent.

Deux ne répondirent pas.

Treize vinrent, qui furent quinze grâce à deux femmes imprévues : l’une légitime, l’autre très provisoire.

Admirable réussite ! La plupart des gens ne se connaissaient pas. Personne ne trouvait le ton juste. Les uns se conduisaient comme des frappes, les autres en mondains ennuyés. Tout le monde s’éclipsa avant minuit, sauf le couple qui ne l’était pas, parfaitement saoul et que Mariette ulcérée dut faire coucher dans son lit, tandis qu’avec Gilles, je ramassais les mégots et les verres cassés.

Ceci a sonné le glas de nos amitiés de jeunesse. Mariette a pourtant beaucoup copiné. Mais si j’excepte la douzaine de filles qu’elle croise, qu’elle interpelle, qu’elle embrasse sur les deux joues, qu’elle invite, qui l’invitent (il faut qu’on se voie : tu me téléphones) et qui les talons tournés, se retrouvent noyées dans la foule, elle n’a plus que trois vraies amies : Mathilde, confidente épistolaire qui habite Cholet et parfois passe en coup de vent ; Émilie Danoret, femme de l’un de mes collègues, qui vient l’après-midi et l’entraîne aux magasins ; Françoise Tource, une bonne grosse, deux fois enflée en deux ans par un minuscule mari, maigre et hargneux comme une guêpe, mais inévitable, parce qu’il est par malheur chef de bureau d’Éric.

De mon côté, même hécatombe. Les amis qui ne sont pas tombés au niveau de relations, je pourrais les compter maintenant sur les doigts d’une main ; et encore il faudrait que je m’en coupe. Pour les célibataires on dirait que j’ai pris ma retraite. D’autres ont des compagnes qui refusent d’accompagner. D’autres sont attelés à des pimbêches, à des revêches qui fichent en l’air une soirée. D’autres ont été mal supportés par Mariette. Le sort fait les parents, le choix fait les amis. Hélas, cher Delille ! Comme on ne choisit pas la femme de ses amis, qui n’ont pas non plus choisi la vôtre, comme à quatre personnes dont chacune en juge trois, il y a une chance sur douze pour que tout le monde s’adore, on voit vite ce que l’on sauve ! Moi aussi, j’accroche mes camarades, dans la rue ; et je passe. En fait d’amis, je n’ai vraiment gardé que Gilles Ray. Il a été mon garçon d’honneur : c’est un atout près de Mariette qu’apitoie aussi son pied bot.

Maintenant, nous recevons de la simarre, de la toque et du képi ; de la patente également, qui d’elle-même s’est triée et ne dépasse pas un certain chiffre d’affaires. Rien que des jeunes ménages, en tout cas. Entité tenue pour telle, le jeune ménage est au jeune ménage ce que la noix, une en deux lobes, est à la noix. Il se recrute par rencontre chez un autre jeune ménage, qui les reçoit et qui vous reçoit. Dans le même milieu, d’ordinaire : ça s’appelle l’affinité. Ainsi ont pris pied chez nous les Danoret, les Tource, déjà nommés, les Dubreuil (le substitut et Madame), les Jalbret (le juge adjoint et Madame), les Daguessot (le secrétaire à la préfecture et Madame), les Garnier (le lieutenant et Madame), les Hombourg (hôtelier, hôtelière), que nous retrouverons ailleurs. Une fois par mois, environ. Ça suffit. Ce sont de braves gens qui justement ne sont pas très braves et savent poliment éviter les sujets interdits. Ce sont des “Z’amis utiles”, comme dit Mariette appuyant sur la liaison.

Utiles à quoi, on ne sait pas. À nous faire croire qu’ils peuvent l’être. À nous entourer de semblables. À montrer que tout est binaire, deux par deux, comme les yeux, qui n’ont pourtant qu’un regard. À nous apprendre que ce regard doit laisser tomber beaucoup de paupière.

Car on en voit des choses en faisant avec eux bouger la parallaxe ! On parle des mignons, d’abord. Et Mariette d’écouter, l’œil luisant, bien qu’il soit souvent question de rhumes et de coliques. On parle boutique :

— À propos, Bretaudeau, dit le substitut, c’est bien vous qui défendez Lormel ? Sale affaire, mon vieux. L’article 824…