Выбрать главу

On parle fric. On commente le menu, qui comporte une paella, très à la mode depuis que tant de gens prennent leurs vacances en Espagne. On parle d’achats : les leurs étant les nôtres, au point que leurs objets, leurs appareils, on les croirait volés chez nous. On reparle de fric, on reparle mangeaille. Les vins aidant, tous ces prudes, dont les femmes tirent si bien la jupe sur leurs genoux, se jettent sur le dessert de la conversation : l’aventure de l’adjoint, ce doux cocu de service, qui vient d’être brillamment élu au Sacavin.

Puis ils s’en vont, bénins, à une heure bénigne. Les ménages, ça bâille tôt. Quand je pense aux joutes oratoires — si proches — de la conférence du stage (sujet de ma promotion : Un commissaire de police procède à un constat d’adultère. Une fois édifié, devra-t-il encore inculper les partenaires d’attentat à la pudeur s’ils continuent à faire devant lui ce qu’il était précisément chargé de constater ?), je me sens privé de rire. Quand je pense, surtout, à nos engueulades d’étudiants, à nos discussions acharnées qui, dans la fumée des pipes, remettaient l’univers en question et duraient jusqu’aux aurores pour nous y disperser, la tête bouillante, le cœur plein de fureurs ou de sympathies, je me sens privé de violence. Gilles lui-même ne s’exprime plus de la même manière dès que Mariette apparaît. C’est fou ce qu’une femme écarte en refermant les bras !

3

On n’est pas plus consciencieuse.

Application naturelle, espoir comblé, obéissance aux hormones, ce n’est pas assez dire. Dans le style philosophard on pourrait célébrer une passion du contenu : le seul qui, avec la pensée, solidaire du langage, partage ce privilège d’être formé par son contenant.

La première fois que j’ai vu Mariette à quatre pattes sur la descente de lit, laissant aller son fruit, creusant les reins, aspirant, pour faire ensuite le gros dos et contracter le ventre en soufflant, hho, hho, par la bouche comme sur une bougie, je me suis un peu étonné. Sur la foi du recueil de conseils qu’on lui a délivré avec un carnet de maternité et une carte de priorité (bien qu’elle ne prenne jamais de train ni d’autobus), elle a dit :

— Excellent pour la sangle abdominale.

Elle fait maintenant son lit d’une certaine façon, qui transforme ses gestes en gymnastique lente, toujours accompagnée du contrôle de soupape, inhalant la bonne ration d’air. Dans la rue elle se redresse, surveille sa cambrure, règle ses pas. Rien ne la trahit mieux : ça tire l’œil, cette marche d’une fille qui se pense marcher, (et que l’héroïque suppression de ses talons-aiguilles a rapetissée de quatre centimètres). Elle proclame ce qu’elle est et qui pourtant ne se voit pas encore, pas vraiment, sous la robe trapèze et le manteau vague. Au repos, même ardeur : elle se relaxe des paupières aux doigts de pied, sans s’octroyer un battement de cil. Nullement alanguie ! Mais selon les canons, détendue ; et si tendue dans cette détente que la sieste ne l’endort jamais. Tio l’observe et s’amuse :

— Elle couve, dit-il, elle est sur ses œufs.

Avec la peur de les casser. Cette peur a remplacé l’autre : celle de n’en point avoir. Mariette n’ose plus lever les bras pour attraper le faitout sur l’étagère ou l’y remettre : elle m’en chargera le soir, comme elle charge, deux fois par semaine, Ariette, de lui faire son “grand marché”, pour ne pas traîner de poids lourds. N’est-il pas écrit dans le dictionnaire des familles : les trois premiers mois, comme les deux derniers, la prudence s’impose.

Et c’est pourquoi (il est encore écrit : supprimez les médicaments), elle ne prend de l’aspirine qu’à la dernière extrémité. C’est pourquoi elle ne boit plus de café. Ni de vin. Elle nous réduit le sel. Le coup de frein brusque et le petit hop, en tête de côte, me sont strictement interdits. La diététique inspire nos menus, calculés de telle sorte qu’en soit banni le trop ou le trop peu ; et que triomphent toujours les saintes vitamines, notamment la bienheureuse vitamine D, fixatrice du calcium indispensable aux petits nonos. Plus de sorties, sauf pour voir Lartimont qui devient son oracle. Elle potasse à plein temps son ancien cours de puériculture. Ah ! certes, ce n’est pas de Mariette qu’on pourra dire, comme le célèbre accoucheur : “Ces petites dames sont enragées pour commencer les enfants, mais pour les finir, c’est autre chose.” Nulle femme, satisfaite de qui l’a rendue telle, ne peut montrer plus innocemment qu’elle serait ulcérée de s’en arrêter là. Cet enthousiasme me pousse un peu de côté, me laisse par moments l’impression que je ne suis pas seulement refait dans le sens où elle l’entendait. Mais que dire, sans paraître me plaindre de mes œuvres ? L’excès de ses précautions étonne même Mme Guimarch :

— J’ai cinq enfants — qui ne sont pas déjetés — et je n’ai jamais fait tant d’embarras.

Mais ces embarras ont un sérieux, une ferveur dont s’émeuvent ses entrailles de mémère. Elle ajoute :

— Enfin, c’est la mode ! Dans un sens, coucher, accoucher, sans rien entre, qui soit de notre fait, c’est vrai que ça peut décourager. Ces petites sont toutes pareilles maintenant. Elles se penchent sur leur mécanique et je te dose ci et je te dose ça. Au fond ça les rassure ; elles croient qu’elles se mènent, qu’elles font du mioche comme on fait du tricot. Quand il arrive dehors, elles ont idée de l’avoir déjà élevé en dedans.

D’ailleurs Mme Guimarch en remet. Il faut bien montrer que l’expérience vaut tous les recueils de conseils. C’est elle qui a, chez Prénatal, place du Ralliement, acheté le soutien-gorge à crémaillère ; et la ceinture de grossesse enveloppante et galbée, à réglage progressif et bandes de renfort surpiquées. C’est elle qui a proscrit le port du pantalon, même à taille extensible. Tous les matins, à neuf heures, elle téléphone et aux réponses je devine les questions. Mariette chante :

— Non, tu sais, non, pas tellement, tout juste un petit haut-le-cœur.

Et c’est vrai qu’elle a peu de nausées.

— Non, tu sais, ça va très bien de ce côté-là.

Ce côté-là, rue des Lices, c’est le verso. Mariette n’est pas constipée. Mariette gonfle, avec une insolente santé, qui la console d’avoir eu besoin d’une retouche. Mais à la prochaine visite, qui ne peut attendre deux jours, Mme Guimarch ne manquera pas de l’inspecter. Une fois, ce sont les jambes :

— Fais voir… Qu’est-ce que c’est que ça ?

Ce n’est qu’une veine à fleur de peau. Ce n’est pas une varice. Elle, Mme Guimarch, a eu des varices : là, entre les cuisses (geste indicatif), tout du long, à son quatrième. C’était affreux à voir, paraît-il : une espèce de carte, pleine de petites rivières sinueuses et violacées. À ce moment-là on soignait aux extraits de marron d’Inde. Le marron d’Inde l’a guérie. Mme Guimarch repart, rassérénée. Elle reviendra. Pour s’inquiéter de nouveau :

— Ouvre ton four… Plus grand, voyons et rentre-moi cette langue.

De canine en molaire elle scrute la moindre carie. Mais Colgate entretient trente-deux dents parfaites dont l’émail brille blanc dans le rose des gencives.

— Bon, je ne vois rien. Fais attention tout de même. Un enfant de plus, une dent de moins, tu sais, moi, j’ai vérifié…

Dans un rictus bonasse elle écarte les lèvres sous quoi luisent cinq dents d’or. Mariette hoche la tête. Son recueil, qui fait litière de maintes traditions, affirme discrètement que Mamoune date un peu. C’est Gabrielle qui a la cote. Provocante, immédiate, son expérience n’est pas moindre et elle est plus sensible à la modernité. Elle a l’autorité de ce ventre énorme où l’imminent quatrième la remercie de vivre en lui donnant des coups de pied, qui chaque fois décident Mariette à poser sur le tout une envieuse main et chaque fois lui tirent la même exclamation :