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— Ce qu’il bouge !

Gabrielle qui habite tout près, rue Quatrebarbes, vient le plus souvent le matin, vers dix heures, après ses courses. Passant derrière Mme Guimarch, elle n’hésite pas à rectifier l’oracle, de sa grosse voix qui fait filer Éric (mais qui n’arrive pas à faire filer ses filles). Est-il vrai, demande Mariette, qu’il faille dormir sur le dos ?

— Mais non, mais non, tu peux très bien dormir sur le ventre, affirme Gabrielle. Ta mère est pleine de préjugés.

Alors Mariette se plaint de gonfler après le dîner :

— Ne bois pas en mangeant ! dit Gab, doctorale.

Si je suis là — et je suis souvent là, le matin —, son regard me chasse. Un homme n’a rien à voir dans ces histoires dont il suffit bien qu’il les ait déclenchées. Soupirant, parce que je ne sors pas, elle reprend, plus bas, avec l’accent de Cahors :

— Mais bois entre les repas et surveille tes urines. Si tu pisses trouble, dis-le tout de suite au bib. Moi, avec ma seconde, j’ai fait de l’albumine…

Ma primipare écoute et cille. Elle se penchera ce soir sur ses liquides, s’interrogera sur leur couleur. J’ai déjà remarqué : Gabrielle, Françoise Tource et Mme Daguessot (la Substitute, comme dit ma femme), que rameute en ce moment une complicité de gros ventres, ont toutes, en attendant, attrapé des malemorts dont elles parlent volontiers. Si j’interviens, pour demander qu’on change de sujet, je me fais d’abord cogner :

— Vous n’êtes pas fichus, vous autres, de regarder les choses en face !

Mais sans changer de sujet, Gabrielle glisse. Elle analyse les envies. Non, jamais elle n’a eu d’envies. Sauf une fois, pour un fromage de chèvre qu’Éric a cherché dans toute la ville. Il faut avoir l’esprit un peu scientifique, essayer de comprendre :

— Quand tu te jettes sur les œufs, peut-être as-tu vraiment besoin de soufre. La nature réclame. Mais tes éclairs au chocolat, laisse-moi rire, c’est pure gourmandise qui te charge l’estomac.

Et elle continue, en regardant sa montre, afin de ne pas rater la sortie de ses filles dont l’école et la maternelle la délivrent jusqu’à onze heures et demie. Un peu d’iode blanc sur les ongles, s’ils cassent ; et les tailler carrés. Shampooing gras pour les cheveux, qui seront bien brossés, bien séchés. Pâte exfoliante pour atténuer le masque. Gab, qui n’a plus sur le crâne qu’une botte de foin sec, qui est toute fusillée de taches de rousseur, dit tout cela sans sourire. Il y a la doctrine et il y a le possible qui varie pour chacune selon le temps, l’argent, l’enthousiasme dont elle dispose. Ainsi, pour éviter les vergetures, Gab a d’abord employé l’huile d’amandes douces. Puis une spécialité : la crème Babylane 8605. En pot. Le pot est joli : vide, on peut l’utiliser pour mettre du fard. À vrai dire, Gab n’utilise plus de fard ; et de toute façon elle n’utilise plus de crème. Un, deux, trois, quatre, n’est-ce pas, pour retendre un soufflet, rien ne peut rien.

— Mais au premier, il faut se défendre ! conclut-elle, farouche.

L’heure a tourné, elle se sauve. Sur le pas de la porte, elle se retourne et crie :

— N’oublie pas le certificat pour les allocations !

Elle s’en va, majestueuse, les bras effacés, le cou tiré, toute en panse : une amphore vivante : “Comment peut-on mettre une femme dans cet état-là ?” murmure Mariette, effrayée par les dimensions qui l’attendent. Elle a soulevé le rideau. Nous regardons la belle-sœur s’éloigner sur le trottoir qu’un petit gel de décembre a rendu glissant. Gab, pas folle, a des rustines sous ses semelles. Mais voici que par mégarde elle laisse tomber son sac. Elle s’arrête, elle entreprend de le ramasser. Sans se pencher. Avec une technique éprouvée, elle se met de profil, elle plie les genoux, elle descend. Sa main touche l’objet, l’attrape. Et lentement Gab remonte, toute droite.

— Ça s’appelle : faire l’ascenseur ! dit Mariette, attendrie.

4

Elle continue d’attendre. Grâce au tricot, elle n’a jamais tant lu. Si les amies se font rares, ses sœurs sont fréquentes et bavardes à souhait. Mais quand la famille manque, ainsi que le travail (cette double condition ne laisse que des quarts d’heure), Mariette se met en quête d’un livre qu’elle consomme à petites doses, un œil sur la page, un autre sur les “diminutions”.

Ma bibliothèque, farcie de Dalloz, contient aussi quelques classiques, bien reliés. Elle dérange rarement leur belle ordonnance, sauf pour épousseter. Il lui arrive de reprendre un des ouvrages qui constituent en somme son propre équipement professionnel et qui sont rangés dans le même placard que la jeannette : la Petite Infirmière, le Savoir cuisiner, le Savoir coudre et couper, le Moderne Art d’aimer (don de sa mère à ses filles nubiles), l’Ortho rouge, le Dictionnaire des familles… Mais ces consultations techniques sont rares : un coup de téléphone à la rue des Lices va plus vite et donne plus chaud.

Sa réserve, c’est l’armoire de la salle : s’entassent là trois ou quatre cents livres au brochage fatigué. Mariette pioche dans ce mélange, alphabétiquement disparate, écarte l’histoire, les relations de voyages, les récits de grandes chasses (mon père, ce sédentaire, ne lisait que la Collection Payot), pour piquer au hasard parmi les abondants auteurs de la série B, Barrés, Bordeaux, Bourget, Boussenard, Boylesve ou les auteurs de la série M, Magali, Malraux, Mauriac, Maurois, Montherlant, Morand, Moravia… Tio lui prête aussi des romans récents. Gilles, son mentor littéraire, écho lui-même du critique du Courrier de l’Ouest, arrive à lui en faire acheter quelques-uns. À son avis Mariette est une lectrice de la catégorie C (selon le classement : A, intellectuels ; B, avertis ; C, occasionnels ; D, ilotes). Elle pourrait passer dans la catégorie supérieure. Elle lit volontiers Camus (sérieux, dit-elle, et accessible), Simone de Beauvoir (championne de la féminité), Sagan (gloire rapide de son sexe). Évidemment je l’ai vue lâcher Proust. Mais enfin elle essaie. Elle ne refuse vraiment d’aborder que les “entortillés” de la dernière promotion :

— Tout ça ne tient qu’à un cheveu, dit-elle, et encore ils le coupent en quatre !

Et si Gilles, patient, lui explique qu’une élite, qui ne déteste pas son petit nombre et que se flattent d’apprécier les spécialistes, fait en quelque sorte de la recherche, elle l’arrête aussitôt :

— Alors j’attendrai qu’ils aient trouvé !

L’esprit Guimarch soufflant sur elle, manque rarement d’ajouter :

— Pourquoi m’occuperais-je de gens qui ne s’occupent pas de moi ?

Gilles n’insiste pas. Il ne me lancera pas ce qu’il m’a une fois lancé à propos de M. Tource, grand lecteur de petites choses : les cons veulent toujours être concernés. Mariette a des excuses : elle est femme, elle est d’Angers, elle est de la rue des Lices : et moi-même, qui ai peu de temps, j’en ai de toute façon peu consacré à m’inquiéter de sa tête. Ils se plaignent, les maris, que ça sonne le creux, mais ce n’est jamais de ce creux-là qu’ils s’occupent. Ai-je seulement tenté de bannir de la maison ces livres d’images pour adultes qu’hebdomadairement les Guimarch de sœur en sœur, de tata en tata, se repassent ? Ils sont là. Tous. Apportés par Mamoune :