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Je n’en sais plus rien. Je raccroche. Dans la rue des gouttes volent, qui étoilent le trottoir. Mais l’orage semble glisser vers le sud pour aller crever sur la Loire. Mariette, entre deux contractions, se refait une beauté. Elle sourit : dans ces cas-là c’est toujours l’autre qui vous rassure.

— Tu as bien tout ? fait-elle.

J’ai tout : y compris le sentiment de mon ridicule. Je regarde ma montre. Cinq heures. Cinq et huit, treize. Je dis :

— Il est trop tard pour qu’il naisse aujourd’hui. Il sera du 21. Alors, c’est entendu, tu n’as pas de remords, nous l’appelons Armelle ou Nicolas ?

— Nicolas, dit Mariette.

Nous roulons doucement. Ça va mieux. Reste une chose qui me chiffonne. Je n’ai appelé que la rue des Lices. Je n’ai pas cru nécessaire de prévenir aussitôt la Roussette. Est-ce, déjà, un réflexe conditionné ? Est-ce l’effet d’un sentiment qui accable les hommes d’aujourd’hui ? Si c’est de père en fils que se féconde un nom, c’est bien de mère en fille, de cordon en cordon que le permet la gésine. Nous roulons toujours doucement, en silence. Mariette examine les papiers, fait “ouille !”, se tient les côtes, puis reprend son tri. Moi, je cogite. On se prenait pour le blé, nous autres ; la femme était la terre : au point même qu’en grec, ), elle en tirait son nom. Mais nous savons maintenant qu’il n’en est rien. Je sais que celle-ci, à mon côté, de l’ovule à Nicolas, a tout tiré de son sang : elle ne tient de moi qu’une demi-cellule, un bref transporteur d’ADN au règne de l’infiniment petit : il est loin, notre évangile : Au commencement était le père… et rien n’a été créé sans lui ! Il a fait l’amour, le bon bougre, et, le reste, il ne l’a pas fait exprès. Au commencement était le père, oui : pour neuf secondes de plaisir. Mais ensuite il y a eu la mère : et son travail, pour commencer, a duré neuf mois. Quand lui naît un enfant, quel père n’éprouve pas de l’humilité ? Mais une voix mince, un peu fêlée, me ramène à des considérations plus pressantes. Nous sommes arrivés, Mariette murmure :

— Tu montes, mais tu ne restes pas. Tu es déjà assez volé depuis quelques mois. Je n’ai pas envie de te donner un encore moins joli spectacle.

Elle pose la tête sur mon veston, l’inonde de cheveux. Ce sont toujours les mêmes cheveux, qu’elle parfume, au-dessus de ces oreilles, que j’aime chercher, du bout des doigts, dans la brune abondance qui les recouvre. Mais déjà Mariette se redresse ; puis descend avec précaution. Si elle a peur, elle le cache bien. L’ascenseur l’aspire, très vite, tandis que je m’attarde, au bureau, à expédier de la paperasse, à expliquer à la secrétaire qu’il n’y a pas de “prise en charge” puisque les avocats ne bénéficient pas des assurances sociales. Le temps de grimper deux étages, de faire mes dévotions auprès de Mariette, déjà couchée, d’entendre l’infirmière assurer que “tout se présente bien, rien ne presse, le travail est à peine commencé”, de retraverser des couloirs où tout est clair, lisse, innocent, et je me retrouve dans la rue, soulagé.

Soulagé, mais n’aimant pas mon soulagement.

Je rentre chez moi. Je fais confiance à ces gens dont c’est le métier d’être froids, aseptiques, efficaces, de n’être écœurés de rien, de connaître les moyens, les faiblesses, les défenses d’un corps, d’œuvrer sur ce qui est pour eux matière première et gagne-pain : la femme que nous aimons. Mais ma confiance me paraît lâche. J’ai beau me dire qu’au Palais, le sentiment de tenir entre mes mains le sort d’un homme ne m’effraie pas ; qu’au contraire la partie à jouer, les responsabilités à prendre, les articles à invoquer, les procédures à manier exaltent en moi le technicien ; qu’ailleurs au contraire, je suis le client — du plombier comme du médecin —, il y a quelque chose qui ne va pas.

Oh, je suis couvert ! Mariette elle-même m’a demandé de m’en aller. Elle n’a pas tort : assister à l’accouchement de sa femme, voire seulement à ses débuts, sauf cas de force majeure, c’est sadisme ou sottise. Déjà l’amour, quand on y songe, se pratique en des endroits qui souffrent de leurs autres usages ! Lorsqu’elle en sort, née de lui, la vie n’a plus que l’aspect de la déjection. Malgré le respect qu’elle mérite, considérer dans cette opération la fraîche petite fille d’avant-hier, devenue cette femme hagarde, suante, sanglante, écartée comme une grenouille, c’est prendre le risque de désoler pour longtemps la fragilité du désir. Mieux vaut, même, ne pas rester aux abords, comme tant de maris, qui font les cent pas dans le hall et assassinent de questions toute infirmière échappée de la salle de travail. J’ai l’œil fragile. Et soyons francs : j’ai aussi l’oreille douillette. Je n’ai aucun courage pour voir, pour entendre souffrir. Se retirer à bonne distance de la souffrance, chercher à n’y pas penser, attendre qu’elle soit finie en compulsant un dossier — en travaillant, n’est-ce pas, pour la mère et l’enfant —, tel est l’honorable programme. Pouvons-nous mieux ? Non. Pouvons-nous moins ? Non plus. L’accouchement de sa femme est une épreuve où l’inutilité de l’homme rejoint l’incontestable inutilité du bourdon.

Gilles va passer, m’inviter à dîner, en copains : les bonnes âmes ont à cœur de distraire le mari qui se fait du mauvais sang, tandis que sa femme accouche. Je refuserai : Mariette pourrait se formaliser. Mais Mme Guimarch s’inquiétera de savoir si j’ai de quoi manger : les bonnes âmes veulent aussi que le mari survive. À huit heures donc je vais grignoter des choses, trouvées dans le réfrigérateur. Puis téléphoner : tout va bien, rien de nouveau. Puis j’examinerai, avec le sérieux qu’il comporte, un des rares dossiers drôles qui me soient tombés dans les mains : celui de la Santima, fabrique d’objets pieux, à qui Coopunic, chaîne de magasins canadiens, refuse de payer un lot de saints qui, à l’arrivage, se sont révélés appartenir au style moderne, invendable au Québec qui conserve du goût pour le Saint-Sulpice. M’arrachant au labeur, vers onze heures, je retéléphonerai au service de nuit : Tout va bien, rien de nouveau. C’est long, il ne serait pas raisonnable de veiller plus longtemps. J’aurai une journée chargée, demain. Mais une fois au lit, qui me paraît grand, qui me paraît vide, je n’arrive pas à trouver le sommeil. Six heures que ça dure. Ce n’est pas anormal, mais ce n’est pas rapide. Ma mère m’a souvent dit : moi, j’accouche en trou heures (et ce présent, chez une dame âgée, montre à quel point, vingt-cinq ans plus tard, l’événement lui demeure essentiel, incessant et se prolonge, de mes premières six livres à mes soixante-dix kilos). À cette époque on mourait encore de fièvre puerpérale. On n’en meurt presque plus. Mais des enfants qui s’attardent, qu’étranglent les passages ou, seulement, qu’abîment les fers, posés en dernier recours, ça se voit toujours. Je me retourne à gauche. Je me retourne à droite. Est-ce assez stupide d’entretenir son mouron ? Je me relève. Il y a du somnifère dans l’armoire à pharmacie. Allons-y pour un, allons-y pour deux comprimés. Ils sont amers et l’eau du robinet a un goût d’eau de Javel. Je me recouche. Espérons que c’est fini et que Mariette, comme moi, s’endort.

2

On en parlera longtemps. Ce sera le morceau de bravoure du folklore familial. Quoi ? Qu’est-ce ? Il fait grand jour. Je suis sur le parquet, proprement viré, avec les couvertures et le matelas, et le colonel qui n’est pas rasé, qui n’a pas de cravate, n’en finit pas de rire :