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— Tu me la copieras ! Il est neuf heures. Bel au bois dormant, vous avez un fils. Les Bretaudeau continuent.

Dans la main de Tio, le tube de somnifère.

— On a voulu calmer ses affres et on ne s’est pas réveillé. J’ai déjà vu Nicolas, qui en écrase encore plus fort que toi.

Debout enfin, les bras ballants, avec cet air Gilles-de-Watteau que donnent les pyjamas, toujours un peu trop courts d’en bas, parce qu’ils rétrécissent au lavage, je pouffe à mon tour. Tio précise :

— Mme Guimarch t’a appelé. Pas de réponse. Elle a pensé que tu étais à la clinique. Elle y a couru, m’a trouvé dans le hall. Moi, j’ai tout de suite compris que tu ronflais. Le temps de voir la mère et le mioche, de piquer la clef de ta femme et me voilà.

— Et Mariette ?

— Le petit n’est pas passé comme une lettre à la poste ; il n’est arrivé qu’à deux heures. Mais ils sont tous les deux en bon état.

— Et maman ?

— Ariette s’est chargée de la prévenir.

C’est complet. Je ne ris plus. Je me précipite vers l’appareil, mais c’est à moi, cette fois, qu’on ne répond pas : ma mère, ma tante doivent rouler vers Angers, si même elles ne sont pas arrivées. Je me raserai plus tard. Je déjeunerai une autre fois. Nippé à la hâte, une, deux, Tio sur les talons, toujours hilare, trois, quatre, mais un peu essoufflé et demandant pourquoi je ne prends pas la voiture, qui irait tout de même plus vite, cinq, six, c’est en courant que je me donne l’impression de me précipiter, père précédant le grand-oncle, vers la nouvelle génération.

La peinture luit, les chromes, les glaces. Les odeurs se mélangent : celle de l’éther, et celle du lait, celle d’on ne sait quelle cuisine et celle des fleurs, qu’on aperçoit par des portes entrouvertes, près des lits d’émail blanc, où les fièvres font des dents de scie sur les pancartes. Le bruitage n’est pas moins connu : roulements sur caoutchouc, légers cliquetis, froufrous de blouses, rumeurs de vaisselle, chuchots. Rien de plus fidèle qu’une clinique au décor convenu. Théâtre en blanc : c’est ici qu’apparaissent, pour jouer leur premier sketch, ces nouveaux acteurs qui dans les prochains cinquante ans nous chasseront de la scène. Un père, d’abord, cesse de se sentir jeune premier.

— Ah, voilà le papa ! s’exclame la surveillante, galonnée sur le front. Sept livres quatre cents, c’est un bel enfant. Puis-je vous demander qu’on laisse un peu reposer sa maman ? Ça fait beaucoup de monde pour un premier jour.

Elle glisse plus loin, sur ses souliers plats. Je m’en doutais : les Guimarch vont défiler sans arrêt. La visite aux accouchées, aux opérés, fait partie pour eux des rites sacrés ; et ils ne savent jamais s’en aller. Je pousse la porte. La famille est si dense autour du lit que de prime abord je n’aperçois ni fils ni femme. On se retourne sur moi avec des sourires qui en disent long. On s’écarte.

— Hé ben ! dit Mariette.

— Il s’était drogué pour arriver à dormir, dit Tio, compatissant.

Les sourires changent, s’engluent de bienveillance. Soulevée à demi, calée sur deux oreillers, Mariette pose pour une Maternité. Enfreignant la consigne qui interdit de toucher au nouveau-né, elle l’a tiré de son berceau, elle l’enveloppe d’un bras, l’offre de près à l’extase de son pépé et de sa mémé, ainsi qu’au flash d’Ariette. Éclair. C’est fait, la photo est prise ; elle fera rire Nicolas, dans dix-huit ans, quand il passera son bac et feuillettera d’un air distrait, avec sa petite amie, l’album de famille. Voyons de plus près :

— Satisfait ? demande Mariette.

— Très.

Mon souffle fait voltiger sur le petit crâne, presque rouge, une broussaille ténue. Le visage gros comme le poing, aux paupières cousues de cils et suintant le nitrate, a l’aspect rétréci, condensé, des réductions indiennes. Apode, dans son tuyau de laine, qui lui remonte les bras, le têtard grouille mollement et sa ventouse rose, dont l’unique réflexe est celui de la succion, a un petit bruit mouillé lorsque ma joue l’effleure. Nouvel éclair. Je serai aussi dans l’album. Mais il faut remercier : devant ma mère, ma tante, ma belle-mère, mon beau-père, l’oncle Tio, Gabrielle, Ariette et Mme Tource, observant de mes entrailles les paternels transports. Dans ma poche gauche, heureusement, ou plutôt non, dans la droite, à moins que ce ne soit dans le gilet et, effectivement, c’est dans le gilet, voilà dix heures que je l’y ai mis, il y a ce rond d’or : premier élément d’un bracelet de famille qui un jour, peut-être, sonnaillera double ou triple. Je le glisse au bras de Mariette. On se récrie, bien que la dépense, assortie à mes honoraires, ait été modeste.

— Pour le second, dit Mariette, laisse-moi souffler un peu.

Et chacun d’approuver avec force, comme si c’était moi qui avais imposé le premier, comme si mon cadeau exigeait une suite. Tout le monde parle en même temps. Gabrielle essaie le bracelet. Ariette, avec des mines, s’empare du bébé. Mme Guimarch montre à cette maladroite comment se porte un enfant : une main sous la tête, l’autre sous le lange. Gabrielle, qui pourtant a tout ce qu’il lui faut chez elle, tend les bras à son tour. La tendre surenchère devient si condamnable et Mariette est si lasse que ma mère intervient :

— Ma petite fille, c’est assez pour aujourd’hui. Nous vous laissons. Toi, Abel, tu peux encore rester trois minutes, mais pas plus.

Elle a repris Nicolas des mains d’Arlette. Elle le couche sur le côté, le borde et remet ses gants. Le nez de Mme Guimarch bouge. Son autorité, prise en faute, ne peut rien de toute façon contre celle de ma mère quand elle la met en jeu, avec ce port de tête que je connais de vieille date. Retraite générale. Tio, qui traînait, se fait rappeler à l’ordre :

— Vous venez, Charles ?

“Charles”, que son prénom ramène à son enfance, fait un geste de la main et disparaît. Nous restons seuls, Mariette et moi. Ma loquacité coutumière s’accommodera fort bien du silence, ici recommandé. La jeune femme qui est là, c’est bien toi, ma petite fille, dont je caresse les cheveux ; c’est bien toi que, pourtant, je ne reverrai jamais, telle que tu as été : sans partage et sans tiers. Nous deux, nous ne serons plus jamais ensemble de la même façon. Ton œil était sur moi, sans passer par quiconque. Maintenant il se pose sur ce berceau, avant de remonter vers moi… Oui, j’ai vu, c’est un bel enfant. Oui, c’est même moi qui l’ai commencé, en m’y reprenant tous les soirs. Le bougre ! Nous n’avons pas d’hormones, nous, pour nous travailler le sang, pour nous faire monter le lait aux seins, l’amour au cœur. Il nous faut un peu plus de temps, d’habitude et d’échange. Mon grand-père s’appelait Nicolas ; je ne l’ai pas connu. Celui-ci, qui s’appelle aussi Nicolas…

— Ton fils t’effraie un peu, hein ? murmure Mariette dont l’intuition apparemment fonctionne.

Et comme mes sourcils protestent :

— Si, si, ne dis pas le contraire, je te connais : tu t’accroches difficilement. Mais quand c’est fait…

Elle s’enfonce dans l’oreiller, le nez tourné vers le berceau et m’observe d’un œil, qui rit. D’un geste vif je viens de chasser une mouche qui courait sur le front de mon fils. Je regarde ces dix doigts gros comme des allumettes, mais armés de dix ongles plantés dans la dentelle. Oui, j’ai le cœur lent. À feu lent, braise longue. Mariette le sait aussi. Et elle sait que ce matin nous sommes beaucoup plus mariés qu’hier ; mariés au second degré ; devenus consanguins, nous qui n’étions que légalement amants. Femme possédée ne nous est point parente. Femme fécondée, si : par la fusion des gènes. Quoi qu’il arrive, mort ou séparation, nous voilà réunis dans sept livres quatre cents grammes de chair commune. Si l’on pouvait prendre la température du bonheur, Mariette ne ferait point quarante, mais atteindrait bien le trente-huit. Ce qu’elle y gagne, à son avis, ne m’enlève rien ; ce que je crains d’y perdre lui semble pure illusion. Comment ce qu’elle m’ajoute pourrait-il, en même temps, m’avoir été ôté ?