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La poule crételle pour annoncer qu’elle a pondu. Nous, nous envoyons des faire-part, nous faisons passer cinq lignes au carnet rose du journal. Je m’en serais bien abstenu, mais les Guimarch n’y manquèrent point. Il n’y eut pas assez de mains dans la rue ni au vestiaire des avocats pour secouer la mienne. Le président lui-même, toque en tête et bavette au cou, y fit en pleine audience une aimable allusion, avant de me faire un petit cadeau, dont bénéficia le client du jour :

— Trois mois avec sursis.

Par fil, par carton, je ne fus pas moins congratulé. Je supporte mal cette manie qui doit dater des patriarches et qui incite les gens à féliciter le père, pour ses œuvres, dont on connaît la nature. Hommage au coup de reins ! Remarque importante, toutefois : ce sont les hommes qui félicitent le mari. Les femmes me parlaient surtout des presque huit livres du “magnifique” enfant.

À vrai dire, le magnifique était devenu jaune : petit ictère du nouveau-né. Et Mme Guimarch, oubliant son époux, ogre fragile, malmené par les sauces, recensait parmi les miens les foies détraqués. Heureusement cette jaunisse dura peu. L’œil du fils, consentant enfin à décoller ses paupières, redevint pur comme le blanc d’œuf ; et la prunelle s’y montra, couleur d’ardoise.

— Il aura les yeux bleus, disait Mme Guimarch.

— Non, disait ma mère, c’est le faux bleu qui vire au brun. Abel m’a joué le même tour.

Il avait maigri, Nicolas : ce qu’on m’assura normal. Mais quand, gorgée de visites, riche de huit brassières du premier âge, de onze paires de chaussons, de trois hochets de plastique, offerts par les amis, sans compter les cyclamens de saison, en pot garni de papier d’argent, et de nombreuses demi-douzaines d’œillets nimbés de ces branches d’asparagus qui laissent si vite tomber sur les consoles une poussière de verdure, Mariette reçut son exeat, le fils commençait à reprendre. Dès qu’il fut à la maison, dans ce monument d’acajou, à col de cygne, dont un antiquaire avait offert bon prix à ma mère et qu’elle venait de faire regarnir (comme il l’avait été pour moi et pour mon père), l’héritier se mit à rattraper, puis à devancer les courbes de croissance.

Et ma femme à devenir, essentiellement, sa mère.

On a beau voir, sur dix couples, huit exemples de ce cas, on ne s’y attend jamais. De la fille à la femme, sauf au lit (et encore c’est à voir, si je pense à Gabrielle), le changement n’est pas notable. La grossesse, déjà, le rend sensible. La maternité vous ramène de la clinique une inconnue. Ceci était dans cela. Bien. Vous attendiez la délivrance, sans ignorer qu’elle serait suivie du flot de soins, de frais, de soucis, de menues obligations que déclenche l’arrivée d’un enfant. Mais vous pensiez que jusqu’aux premiers mots, jusqu’aux premiers pas, cet enfant ne tiendrait que peu de place, qu’il resterait longtemps une chrysalide de batiste et de laine, un être inachevé, inactif, un peu artificiel et vivant en somme à côté de votre vie.

Erreur : il est au centre, aussitôt. Je l’ai su très vite. Tout le proclamait. L’expression de Mariette, soudain masquée de sérieux. Cet air d’être toujours occupée d’autre chose. Cette façon de marcher : en sultane validé. Cette façon de parler : un ton en dessous, pour ne pas réveiller le trésor, même s’il dort à l’étage. Cette façon de me regarder : comme si j’étais devenu transparent. Ce pli en travers du front, au moindre bruit suspect, au moindre courant d’air faisant voler du tulle. Cette négligence envers mes chaussures, hier sacro-saintes, cirées sans arrêt. Et cet âpre souci de l’horaire… Que le bifteck soit sur le feu, la mayonnaise à demi montée, tant pis ! Le bifteck brûle, la mayonnaise retombe. L’ordre donné par le merveilleux “réveil d’allaitement”, une fois par jour réglé sur les heures de tétée, ne supporte aucune attente. D’un tour de jupe Mariette est en haut et sa poitrine jaillit du soutien-gorge spécial qui s’ouvre par-devant. Saint sain sein ! Elle essuie la glycérine qui graisse le mamelon pour le protéger des gerçures. Elle chante :

— Cette fois-ci, mon Nico, c’est le gauche.

Elle donne à engloutir ce bout encore trop court que la petite bouche cherche en couinant, happe, mâchouille, lâche pour reprendre souffle, puis ressaisit avidement, tandis que les commissures laissent échapper un filet grumeleux. Elle nettoie ce menton percé ; elle remonte le paquet ; elle tance le goulu qui par moments lui cisaille le sein entre deux gencives ou lui envoie, avec une brutalité de jeune veau, des coups de tête :

— Dis donc, toi !

Dans cet office nul ne l’effraie. Fière de n’avoir aucun besoin de biberon, elle exhibe en famille ces objets jusqu’ici esthétiques, érotiques, réservés à ma paume, maintenant fonctionnels, impudiquement, volumineusement mammaires. Même devant Tio, plus gêné qu’elle, Mariette se détourne à peine pour déballer, pour remballer. Avant de refermer le bouton, elle glisse soigneusement du coton dans les bonnets et commente :

— C’est idiot, on devrait avoir un robinet. Chaque fois je suis toute mouillée.

Son premier soin a d’ailleurs été de faire analyser son lait. Abondance n’est pas qualité. Mais ses performances laitières se sont révélées complètes : Densité, 1,03 ; Caséine, 16 ; Corps gras, 38 ; Lactose, 64 ; Sels, 2,6… Qui dit mieux ? Mariette a montré la fiche du laboratoire à tout le monde, avant de l’annexer à sa carte de groupe sanguin, qui ne quitte pas son sac. Mais elle n’a pas apprécié la remarque — assez grasse — de Tio :

— Avec un lait pareil, je me demande ce qu’on pourrait faire comme fromage !

Sur le chapitre, elle manque d’humour.

Comme elle manque, il faut bien le dire, d’intérêt pour les autres sujets. Mes problèmes sont sortis du champ. Mariette, qui feuilletait volontiers mes dossiers, ne les ouvre plus guère. Elle a aussi presque cessé de bouquiner. J’ai vu arriver trois livres ; mais il s’agissait de Votre enfant, Madame, du Guide de la jeune mère et d’un Album de bébé, à reliure spirale, sous coffret plastifié, destiné à noter tous les faits et gestes, maladies, progrès de votre chérubin. Mariette y a immédiatement consigné la date de naissance de Nicolas, celle de son B.C.G., sa taille, ses gains de poids et autres détails cliniques. À la page 12, qui comporte trente lignes en blanc, elle a un peu bousculé l’auteur qui invite les mères à enfiler des considérations d’ordre élevé. Penchée sur le petit être qui vous est désormais confié, proposait ce monsieur, tâchez d’exprimer ici ce que vous inspire le plus tendre des devoirs. Dans vingt ans vous serez heureuse de vous relire. D’un trait de plume, Mariette a barré la page ; puis s’est tournée vers moi pour exprimer ce qui était en fait la meilleure des réponses :

— Me relire… pourquoi ? Ça ne s’oublie pas.

Un bon point. D’ordinaire elle souscrit aux émotions, aux pensées conventionnelles. Elle ne rechigne pas aux plus rebattues, aux plus confites et se reconnaîtrait volontiers dans l’invocation : benedica tu in mulieribus. Plus que jamais la gouverne ce code de puériculture, dont les injonctions précises trouvent en elle une obéissance délicieuse. Ah, ce n’est pas elle qui se servirait de lessive pour laver les couches ! Elle rincerait plutôt dix fois la machine à laver de peur qu’il en reste une trace. Quand la cicatrice ombilicale s’est avérée bien sèche, quand Nicolas a pu être plongé dans la baignoire dou-dou (petite merveille gonflable), il n’y avait pas un degré de trop ; et c’est pure malchance si une épingle de nourrice, qui traînait sur la table, a percé le caoutchouc et failli mettre l’enfant au sec. J’aimerais avoir un podomètre pour mesurer le nombre de pas de Mariette : il a sûrement triplé, dans ce va-et-vient qui la ramène sans cesse au berceau. La nuit même, je la sens sur le qui-vive, écoutant le silence, retenant sa respiration pour s’assurer du très petit flux d’air qui susurre à travers un très petit nez, dûment goménolé.