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Terminé pour le bâtard. Le vicaire vient vers nous, flanqué de deux enfants de chœur qui commencent par distribuer une demi-douzaine de cartons où sont imprimées en romain les explications d’usage, en italique le texte du prêtre, en gras les répons. Il n’y en a pas pour tout le monde.

— Vous voulez le programme ? me souffle le cousin.

Le vicaire y va d’une petite homélie sur le sens du baptême. Ce n’est pas le bon bougre que je connais : citadin plein d’indulgence pour les usagers qui savent au moins garder les apparences. Celui-là a une tête de chouan, un nez qui tranche et sa prunelle noire, reconnaissant les justes, a aussi reconnu les infidèles : ces femmes trop bien mises qui ne viennent point offrir au Créateur sa jeune créature, mais plutôt lui emprunter ses pompes pour glorifier l’état civil ; et ces hommes attentifs à se bien donner l’air de chercher à avoir l’air sérieux. Cependant il récite sa petite affaire, se tait, se concentre, redouble d’exemplaire gravité et, faisant signe aux parrain et marraine d’avancer, s’écrie :

— Nicolas, que demandez-vous à l’Église de Dieu ?

Gilles cherche sur le carton. Mais Mme Meauzet a déjà répondu, avec compétence :

— La foi.

— Que vous procure la foi ?

Mme Meauzet n’hésite pas et Gilles répète avec une demi-seconde de retard :

— La vie éternelle.

Ça continue, cahin-caha. J’aimerais, Seigneur, que vous attendiez un peu, pour votre serviteur Nicolas ; j’aimerais que vous lui fassiez longtemps mériter la vie éternelle. Le vicaire souffle. Pas pour rire : d’un poumon convaincu. Il s’explique, comme c’est devenu l’usage : il a chassé le mauvais esprit. Puis voici l’imposition de la main : Nicolas est pris en charge. Au tour du sel : qui représente la grâce. Exorcisme : pour chasser le démon. Dans cette forêt de symboles, vieux comme le monde, on se sent agacé d’être pris pour le Petit Poucet. Le latin au moins avait un avantage : il masquait cette simplesse.

— Si vous voulez bien avancer, messieurs-dames.

Credo. Pater. Le vicaire, qui hausse le ton, essaie d’entraîner son monde. Ça ne fait qu’un assez mince murmure, à 90 % féminin. On s’approche du baptistère. Sommé de renoncer à Satan, Nicolas, par la bouche de sa grand-tante, assure trois fois qu’il y renonce. Interrogé sur le dogme, il jure trois fois, qu’il y croit. Gilles est rouge de confusion : il n’avait pas mesuré l’épreuve. Si tout ceci n’est que rite, il n’en reste pas moins qu’il se soutire de faux serments qui devraient lui écorcher la langue. Un enfant de chœur soulève le couvercle de la fontaine. Le vicaire, qui troque l’étole violette contre l’étole blanche, signe de joie, en profite pour faire un dernier commentaire : Dieu répond à la foi de l’enfant, manifestée par les parrains ; il lui donne sa propre vie, plus vraie, plus précieuse que celle qu’il tient, si fragile, de ses parents. C’est ridicule, mais un débat me soulève. Nicolas, comment peut-il être engagé sans une ombre de consentement ? Et même, ce qui n’est pas moins grave : sans que j’y souscrive vraiment ? Dieu recrute-t-il ses ouailles comme un politicien qui fait voter les morts et les absents ? Mme Meauzet enlève le bonnet, Gilles soulève Nicolas, qui prend peur et pleurniche, renversé, au-dessus de la fontaine. L’eau coule :

— Nicolas, je te baptise…

Flash. Ariette n’a pas craint de se hisser sur une chaise pour prendre la scène sous un bon angle. Une photo de plus dans l’album. Un catholique de plus dans les statistiques. Après tout, ne sera-t-il pas aussi conscrit malgré lui ? Ne l’ai-je pas fait naître sans lui demander son avis ? Ne grandira-t-il pas sous ma régence ? Ne voterai-je pas, à chaque scrutin, pour tel parti politique dont l’action décidera de son sort comme du mien ? Liberté, voilà bien ton visage : celui d’un enfant qui pleure, tandis qu’après l’onction Mariette lui remet son bonnet et que l’officiant souffle le cierge dont la maigre lumière représentait la vérité.

— Ouf ! Quelle comédie ! murmure Gilles, tandis que nous montons vers la sacristie pour les signatures et le bakchich.

— Oui, dit Tio, mais l’abbé y croit, lui. Les imposteurs, c’est nous.

Cette philosophie n’atteindra pas le moral de nos alertes compagnes. Mme Meauzet, dont tant d’œuvres sont connues, Mme Guimarch, qui ne l’est pas moins sur la place, s’attardent, bavardent, présentent leur petite famille. Mais oui, cette petite Martine, elle a été première en catéchisme. Nous sortons enfin, dans la gloire d’un carillon qui peut passer pour nôtre.

— Bon Dieu que j’ai faim ! dit le beau-père.

Une giboulée crève pour le punir d’abuser ainsi, sur le parvis même, du nom du Seigneur. Mais le ciel, qui glisse rapidement, nous fera bientôt grâce. Dans un quart d’heure six voitures fonceront vers l’essentiel : ce gueuleton qu’on nous prépare au “Bosquet” guinguette des bords de Loire, à Érigné, et où figure le brochet au beurre blanc qui, peut-être, dernier symbole, passera pour le poisson chrétien.

7

Mariette a une faiblesse : c’est sans mesure qu’elle se laisse dévorer. Un cri et la voilà qui oublie la loi, prend, berce, chouchoute.

— Tu verras, quand tu en auras trois, si tu auras assez de bras ! proteste Gabrielle.

Mais Gabrielle a des nécessités désolantes : elle court au plus pressé. Gourmande de superflu, d’incessante intervention, Mariette s’en inventerait plutôt. Elle ne veut pas s’avouer : “Si je le prends quand il crie sans raison, il criera pour que je le prenne ; mais cette seule raison me faisant perdre la mienne, comme l’habitude d’y souscrire lui fait perdre la sienne, mon Nicolas, né très calme, se transforme en singe hurleur.” Elle préfère trouver que c’est normal et, peut-être, héréditaire :

— Oh, le poison ! Tu beuglais comme ça, toi !

Je dis qu’en ce temps-là tout le monde laissait sagement s’époumoner le gosse, jusqu’à ce qu’il se fatigue. Mariette ne me croit guère : j’ai l’air de plaider pour mon saint. Il y a trois chambres au premier : la nôtre, celle que ma mère s’est théoriquement réservée et une petite pièce que nous appelons la nursery. C’est dans celle-là que dort Nicolas. Mais Mariette laisse les portes ouvertes : si nous allions ne pas l’entendre, ce petit, et qu’il ait vraiment quelque chose ! Qui crie, au moins, est bien vivant ; et d’une certaine manière, en vous inquiétant, vous rassure.

Ainsi prospèrent les esclavages. Nous sommes, à longueur de nuit, amplement rassurés. Je ne connais rien de plus étonnant — dans l’odieux — que la puissance des sérénades offertes par les nourrissons et les chats. Les premiers ouin, faiblement geignards vous laissent de l’espoir : cela peut se terminer sur un rot ou quelque bruit plus sourd, libérant on sait quoi. Je murmure, patelin, à Mariette, qui se soulève :

— Laisse donc, il n’a rien.

Mais quand ça continue, quand, déchirant la nuit, ça met votre fatigue et votre sommeil en pièces, quand ça devient de la rage qui monte, qui s’étrangle, qui vous menace de convulsions, d’étouffements violets, personne ne tient. J’explose :

— Vas-y, enfin ! Tue-le, mais qu’il se taise !

Mariette rallume et la lumière nous brûle les yeux. Elle cligne des paupières et, claquant de la savate, passe à côté, ramène le coupable, le balade de long en large dans la chambre, le secoue, le met sur le ventre, et, de guerre lasse, s’assoit sur le bord du lit, sort un sein et l’enfourne. Nouvelle faute contre la loi : ce n’est pas l’heure. Et comme ce n’est pas l’heure, Mariette n’a pas de lait. Après une période d’abondance, il commence d’ailleurs à diminuer, son lait ; il n’assure plus qu’une partie des tétées dont Nestlé prend le relais. Mariette me laisse Nicolas qui huche à mort, les poings crispés, le front plissé, la bouche ouverte sur des gencives d’édenté. Elle revient avec un biberon qui attendait dans le conservateur. Mais l’isothermie a un vice : le biberon est justement trop chaud. Il faut le passer sous le robinet du lavabo. Le voilà un peu tiède. Tant pis ! Nicolas gobe, s’énerve, crachouille des bulles : la tétine coule mal. Mariette la perce à l’aiguille rouge. La tétine coule trop. On la change. La nouvelle est parfaite, mais l’enfant s’assoupit. Avons-nous gagné ? Non. Il se réveille dès qu’on le recouche. Recommence à bramer. Recommence à suçoter, sans conviction. S’endort enfin, parfaitement déréglé.