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— L’a bobo à sa mimine, mon coco ?

Et moi :

— Tu as mal à la main ?

Aucun rapport entre les deux dialectes. Bien sûr, c’est moi qui ne suis pas compris. Je suis dix fois moins présent ; et tous les Guimarch renchérissent. À l’usage des moins de cinq ans ils ne connaissent que bibi, caca, coucou, dada, didi, dodo, fanfan, joujou, lolo, meumeu, mimi, nounours, panpan, popo, quéquette, tata, tonton, toto, teufteuf, toutou, gentil, zoizeau… J’enrage. Avant d’apprendre à parler, mon fils apprend à bégayer, à zozoter. Ainsi le veulent ces archidouces, rêvant inconsciemment d’un royaume de Layette où l’enfant jamais ne parlerait la langue des hommes.

9

Naguère, telle cause gagnée, tel événement politique m’auraient servi de jalons ; comme pour Mariette le mariage d’une amie, une réunion de famille, un film. Mais il n’y a plus qu’un saint au calendrier. Si je demande :

— Chérie, tu te souviens de l’affaire Calette ? Tu pourrais m’en rappeler la date ?

Mariette réfléchit à peine et répond :

— Cette histoire de détournement d’héritage ?… Oui, attends, tu l’as plaidée huit jours avant la paracentèse. Donc, fin avril.

Elle aurait pu dire : huit jours après l’élection partielle. L’otite de Nicolas n’a pas été grave, et une paracentèse, après tout, malgré son nom, n’est qu’un petit coup de lancette dans le tympan. Mais, brûlés par leurs fièvres, ce ne sont jamais les enfants qui ont le plus chaud.

Il y a pourtant beau temps que le gémissant à souffle court, aux cheveux collés de sueur sur la fontanelle, est redevenu le baigneur à bourrelets dont la paupière fait tomber un râteau de cils quand le marchand de sable est passé.

Des jours ont passé qui font des grammes, des mois ont passé qui font des kilos, inlassablement notés dans l’album. Un toujours plus gros Nicolas s’est gonflé, qui reste couleur de celluloïd, mais qui nous apprend maintenant, par mille tours, qu’avec lui on ne jouera plus longtemps à la poupée, que son ange gardien est un agent double travaillant aussi pour le démon. Mariette s’affole au moins une fois par jour :

— L’épingle ! Où est l’épingle de nourrice ? Ce n’est pas possible, elle était ouverte, il n’a pas pu l’avaler.

Elle ne retrouve pas l’épingle. Mais une autre fois, dans ce que vous pensez, elle retrouve un bouton. Un bouton de mon gilet. Quelle histoire ! Elle ne cessera plus d’avoir l’œil sur ma pipe, mon stylo, mon briquet que je laisse traîner un peu partout. Elle surveillera ses ciseaux, sa lime à ongles, son poudrier sur quoi se pose, concupiscent, un œil qui louche. Bonne précaution, mais illusoire. Au besoin Nicolas, assez souple pour ramener le pied au bec, se déguste lui-même. Tout lui est comestible : le drap, le bord de son berceau, la garniture de cygne de son burnous, tristement engluée, dépiautée. C’est la hantise de Mariette qui le voudrait toujours bichonné, intact, prêt à concourir parmi les rubans et les pompons pour le titre du plus beau bébé du monde. Si elle l’a laissé quelques instants sous ma garde, elle entend de la cuisine ce petit bruit mouillé, patient, caractéristique :

— Abel ! Regarde ce qu’il suce.

Je lève d’abord les yeux. Puis je me tire du fauteuil. C’est un savon — Dieu seul sait d’où venu — qu’engouffre ce trou à baver, cette bouche, bordée de dents de souris actives au grignon.

Encore un peu de temps, le voilà autre. Nous ne sommes pas fixes, nous, les adultes, mais l’illusion nous en est laissée : la mode même est annuelle. L’enfance, elle, tient de la végétation ; elle en a la pousse accélérée, la fragilité puissante. En un an elle passe d’abscisse en ordonnée, elle se plante dans l’espace à quatre-vingt-dix degrés et il faudra toute la vie pour l’en faire retomber. C’est la tête qui se soulève, le tronc qui suit, le siège qui trouve une base, les pieds, les mains qui en cherchent une autre, inventent le traîneau et redressent enfin le tout aux ridelles du parc jusqu’à ce que cesse l’incessante retombée sur le pétard.

Et que dire de la succession de régimes, de vêtements, de jouets ? Voici la bouillie qui permettra d’étrenner la panadière, le premier œuf dont le jaune pavoise partout et, très vite, le jambon de l’apprenti carnivore. Ainsi le lange a cédé au nid-à-manches, qui a cédé à la combinaison de nuit qui cède au pyjama miniature, prudemment vendu avec deux culottes. Ainsi du hochet (Je tiens, je vois, j’entends) on passe au boulier (les choses se divisent), aux cubes gigognes (les choses s’emboîtent dans les choses), au jouet à ressort (voici le mouvement) et à l’ours (voilà le sentiment).

Que sommes-nous, en face ? À peine des acteurs. Des témoins compromis. Si Mariette se croit une éducatrice, moi, je me sens surtout un colonisé. Que fait-il, ce faible conquérant, sinon s’étendre aux dépens de mon territoire ? Jet de la main, pour qui tout ce qu’elle prend ne peut être que sien, étirement vers l’objet, expansion plantigrade, essais de petonnement qui font pâmer les dames, marche, enfin ! et tout de suite, en canetant, exploration des parties basses de l’univers, puis des régions supérieures où, grâce à la chaise poussée contre le buffet, on s’emparera du sucre… C’est la grande invasion. Rien n’est plus en sûreté. Rien n’est assez caché, assez défendu. Clenches, crochets, verrous sont déjoués et Mariette se récrie, joyeuse :

— Le petit chameau ! Il a trouvé le truc.

Les murs vont être rayés, plaqués d’empreintes ; les fauteuils écorchés, tachés de chocolat, encollés de bonbons. Qu’importe ! Avec la complicité grondeuse de sa mère, Nicolas s’installe. La maison entière, déjà, lui appartient. S’il dort, l’après-midi, je dois me taire :

— Tu vas me le réveiller.

Mais lui, il tape, il cogne, il traîne des sièges sur le parquet, impunément, tandis qu’en ma retraite où les bruits me harcèlent je cherche la période et l’argument. Je ne puis quand il est près de moi sortir ma blague :

— Tu vas me le faire tousser.

Mais je ne suis jamais sûr, quand je reçois au salon des gens sérieux, pour une consultation sérieuse, sur un sujet sérieux, de ne pas voir surgir, nu du nombril aux pieds où s’enchevêtre sa culotte, un échappé du pot que sa mère poursuit pour le coup de papier de soie. Mariette rit. Voilà pour elle de charmants incidents. Les seules calamités, ce sont les chutes, les bosses et, surtout, les ingestions douteuses qui l’obligent à fouiller du doigt la bouche de l’imprudent :

— Qu’est-ce que tu manges encore ? Allons, crache.

Ceci seulement est grave. Mais que Nicolas ait été trouvé dans mon bureau, en mon absence, dans une marmelade de dossiers tirés de mon classeur et bien aspergés d’encre, que deux pièces importantes se soient révélées inutilisables, ce n’est que regrettable.

— Ne crie pas si fort, je t’en prie. J’en vois bien d’autres.

Cette fois, je l’avoue, je n’ai pu me contenir. J’ai hurlé pendant dix minutes, déballant tout : sa faiblesse envers ce gosse, sa moindre allégeance envers moi, ses dépenses pour le petit prince. Tout a défilé : le trotteur à roulettes, le baby-relax, la chaise haute, le fauteuil hygiénique, le hamac de soie, le combisiège pour l’auto, la bouillotte-chat, la têtière pare-choc, le chapodo pour savonner la tête sans piquer les chers yeux, et le peuple de bricoles, de riens, ramenés de Prisunic, et la débauche de pulls, de bloomers, de salopettes, de barboteuses, de capuches, de polos, de slips nains, de bavettes en éponge illustrées de fables, de mi-bas, de socquettes, de mulettes, de moufles, de chaussons, de botillons en cuir, en veau crispé, en nubuck blanc. Je lui ai demandé comment elles faisaient, les mères des cavernes, pour s’en être passées durant cent mille ans. Je lui ai cité Tio qui parmi les femmes met au rang des pires, avec la paillasse, avec le bas-bleu, l’espèce redoutable de la méragosse. Le mot en tombant ne l’a pas fait tiquer. Elle plissait le nez. Elle me regardait, pas du tout coupable, victime à 100 %, étonnée de cette grosse colère d’homme, de cet éclat pour deux bouts de papier. Mais quand j’ai parlé de fermer à clef les pièces où le petit n’a que faire, elle s’est rebiffée :