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— Et tu lui as soufflé mon nom ?

— Je n’allais pas l’envoyer chez un autre.

Bien. Mais l’heure n’est pas à la toge ; elle est à la chemise de nuit. Il faut récupérer notre femme pour aller dormir avec elle. À petits pas, nous nous rapprochons du magasin des beaux-parents. Mariette, toute à ses confidences, sans doute, ne m’a pas attendu sur le pas de la porte. Il y a de la lumière au premier où des silhouettes connues passent devant les rideaux de tergal. Au rez-de-chaussée la vitrine est obscure ; on devine à peine les laineux, les duveteux, les soyeux trésors de l’étalage. Mais l’enseigne intermittente au néon, qui fonctionne toute la nuit, s’allume, s’éteint, se rallume, répète inlassablement pour les passants de la rue des Lices :

À L’ANGEVINE
chez qui
L’ANGE VINT
Tout pour la femme et l’enfant

2

Mariette a dû parler aux siens de ses félicités, sans insister sur les plus intimes, qui de fille à mère, sont encore inavouables (on se demande pourquoi : c’est plus naturel et plus important que la description des Îles Sanguinaires). Confessons-le, je n’avais pas tellement bonne conscience à cet égard. La pudibonderie des Guimarch me sert. Toujours est-il que Mariette, excitée par son propre rapport, n’a pas, de la rue des Lices à la rue du Temple — sautez, gazelle ! — , enjambé une bordure de trottoir.

Une fois chez moi… je veux dire : chez nous, dans cette maison habitée par six générations de Bretaudeau et où Mariette n’avait jusqu’ici pénétré qu’en invitée, en très polie et timide future occupante, avec des mains gourdes, un regard qui ne touchait à rien, une bouche sans avis sur l’usage des lieux, voici que ces mains se sont mises à remuer l’air, ce regard à envelopper les choses, cette bouche à proposer des aménagements :

— Mais on n’y voit rien, chéri.

Une vive excursion nous a fait tourbillonner dans les pièces (maigrement éclairées, j’en conviens, par d’économiques ampoules de 25 watts) et nous a poussés en pleine prise, en pleine crise de possession, tout en haut, tout en bas, du surfoncier des combles au tréfoncier des caves. J’ai su tout de suite que l’immobilier familial ne resterait pas entièrement immobile.

— Moi, le salon, je le ferai communiquer avec la salle à manger.

Je n’ai pas dit non. Je me suis seulement demandé si j’avais entendu le futur ferai, abusivement décidé, ou le conditionnel ferais, honnêtement consultatif. Mais nous étions déjà dans la salle de bains :

— Elle est encore plus moche que la cuisine, a dit Mariette.

Enfin, revenue dans la chambre, elle est sortie de ses escarpins, qui sont restés sur place ; elle s’est assise sur le bord du lit pour décrocher ses bas, sous la jupe à peine relevée. J’hésitais. Au digne jeune homme qui sommeille en moi, le décor — où ma mère évoluait dans de solennelles robes de chambre — inspirait de la retenue.

— Dis donc, Abel, ça fait juste quinze jours, a dit Mariette.

Quinze jours ! Sur le chemin des noces d’or, petit anniversaire, mais combien plus facile à fêter — selon l’esprit de la chose — que dans cinquante ans ! Les bas sont tombés. Ma dignité aussi. Mes mains sont redevenues de bonnes mains. À moi la fermeture Éclair qui fend la robe tout au long du dos ! À moi, le bouton du soutien-gorge ! Et le reste n’est plus que nylon dispersé…

— Abel !

C’est le seul moment où mon prénom cesse d’être ridicule. La première nuit, à l’hôtel, c’était un cri contre l’effraction, hâtive et maladroite. Cette fois, c’est tout différent. Dans ma chair, il n’habite rien de bon, disait cet idiot de saint Paul. Oh si, monsieur ! Là-dessus, vous pouviez consulter saint Pierre, mieux documenté ; il vous eût parlé des satisfactions qu’il dut éprouver à fabriquer Pétronille. Cette chair fraîche, prise, reprise et dont on n’arrive pas à se rassasier, elle seule vous inspire cette gratitude, qui monte haut et soudain participe du sacré.

Oui vraiment, ce soir, c’est parfait, c’est réussi, dessus comme dessous. Pour la première fois, elle m’accompagne, ma gosse ; elle se libère du terrible embarras que son corps lui inspire. Dans ma solitude, jusqu’ici, je n’étais pas très fier, si j’étais rassuré. Bien sûr, je suis de ma province, donc un peu puritain. Devant trop de complaisance je serais sans doute capable de regretter cette absence. Je n’ai jamais pu supporter les amis qui parlent de leurs talents, de leurs scores. Je reste amateur de cette gaucherie dans le consentement qui fait partie pour moi des gênes délicieuses. Mais la joie de l’autre, ça touche. Accrochés sur le triste papier à festons que ma mère n’a jamais changé, mon grand-père en commandant de spahis, ma grand-mère guimpée haut, mon père arborant sa croix de guerre, l’innocent petit Abel que je fus (en position prédestinée de bébé sur le ventre), considèrent cette réussite qu’ils ne sauraient blâmer. Mariette enfin reprend souffle et s’étonne :

— Hé bien, qu’est-ce que tu as, ce soir ?

J’ai une femme. Il était temps : je n’avais qu’une mariée. Ce n’est pas si simple, au lit, d’être simple avec une demoiselle flattée de votre ardeur, mais qui n’est pas dans le coup et dont on voit bien qu’elle exagère sa docilité, qu’elle cache son étonnement de n’avoir pas découvert la Terre Promise, qu’elle se demande si c’est de sa faute, si c’est de la vôtre ou si la chose n’est pas surfaite — comme l’Amour même l’est dans le mélo. Quel courage d’opérée, quelle soumission peuvent inspirer les femmes, dans ce cas-là ? Je me souviens d’avoir à onze ans demandé à ma mère, tout à trac :

— Dis, maman, qu’est-ce que c’est, le devoir conjugal ?

Je me reposais la question depuis deux semaines. Ma pauvre Mariette, elle l’avait fait, son devoir. Il faut ce qu’il faut pour honorer le livret et ce pauvre Abel n’attendait que ça depuis des mois. Mais l’embarras d’Abel, elle ne s’en doutait guère. Le neuf ne se traite pas comme l’usagé. Préambules, préparations, habiletés de la mise en train, ça semble soudain professionnel, indigne du sacrifice que consent la vestale. Et crac, on enfonce la porte ; on traite sa pucelle comme une putain pressée. Comble de malchance : j’avais eu droit à une de ces virginités rebelles, presque infibulées, que certains morticoles appellent l’hymen flagrant. Bien sûr, c’était flatteur. Tio, par prudence j’imagine — on ne sait jamais avec les filles —, m’avait tenu sur le sujet des propos optimistes :

— Trois filles sur dix, chantait-il, se marient avec un ange en place ; cinq ont fait autant de gymnastique que toi ; deux seulement ignorent le grand écart.

Que Mariette fût du petit lot, je n’allais pas m’en plaindre. On a beau faire son généreux, son moderne, admettre l’autre sexe aux libertés qu’on accorde au sien… passer le premier vous encourage, ne serait-ce qu’à vous espérer le dernier. Mais notre nuit de noces avait été une de ces boucheries qui rendent odieux votre plaisir et risquent de désenchanter à jamais la partenaire.

Pour arranger les choses, ceci s’était passé, bien entendu, à l’hôtel. Une habitude touchante d’aller — comme pour une passe — consommer le mariage à l’hôtel, dans une ville-étape, sur l’itinéraire du voyage de noces ! Vous arrivez éreintés, poussiéreux, fripés, heureux encore de trouver une chambre — sans salle de bains, il est vrai, faute d’avoir réservé. On commence par vous tendre une fiche : une, pas deux, comme si on voulait se montrer discret sur vos frasques. On vous fait préciser devant l’encore jeune fille :