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— Ça va, je te remercie.

Mais l’interview ne pouvait s’arrêter là :

— Fidèle ? fit Odile, avec le demi-rire d’usage.

— Comme toi, j’imagine.

— Ça, reprit-elle aussitôt, avec mes quatre, tu penses ! Même si j’en avais le goût, je n’aurais pas le temps de courir.

Pour le seconde fois l’Odile 1950 — qui n’interrogeait pas, qui n’était béante qu’au plaisir — reparut sous l’Odile 1959 :

— C’est drôle, dit-elle, on se fixe, on change de race.

Et pour la seconde fois elle disparut, plouf ! pour retomber dans le bain où nagent les petits canards :

— Des enfants ?

— Deux.

— Moi aussi, j’en voulais deux, reprit lentement Odile. Et tu vois… J’ai eu de la chance quand j’étais fille. Cette mécanique ! Une seule imprudence et je suis sûre de mon affaire.

Sic transit. Ce n’était plus qu’une bonne femme se plaignant de ses ovaires. Le bassin me tomba sous les yeux. Sur les trente gosses qui barbotaient autour, combien de voulus ? Combien d’échappés aux nocturnes glouglous ? Allais-je avouer, moi, que, mon second, il était arrivé juste un an après le premier, que nous l’avions accepté pour compléter “le choix du roi” et qu’en fait la fille avait été un garçon ? Allais-je lui dire qu’en ce moment même Mariette avait des inquiétudes ? La chronique glandulaire, elle a bien sa vertu : c’est le plus sûr antidote de la romance. Mais d’y voir raccordée ma petite folie, la fille aux yeux de noisette, pour les mêmes raisons par elle-même trahie, d’y voir le temps narguer l’insouciance première, la pureté charnelle… cette idée m’exaspérait. Odile ! Elle aurait éclaté de rire. Je regardai ma montre :

— Cinq heures ! Excuse-moi. J’ai rendez-vous au quart, chez le juge d’instruction.

— Il est temps que je rentre, dit Mme Berthot.

Je filai, sans me retourner.

2

Je la reverrai sans doute, l’ancienne Odile, je la saluerai d’un coup de menton, d’un petit signe amical, sans m’arrêter. Mais désormais devant les glaces des lavabos, des magasins, des coiffeurs, j’aurai l’œil plus aigu. Et pas seulement pour moi…

Me voici dans le vestibule, j’enlève mon manteau, je l’accroche, je fronce le sourcil. Nicolas, assis sur le dallage, ne s’est pas jeté dans mes jambes en criant comme d’habitude : “Haut, papa ! Haut !” pour se faire hisser à bout de bras, une fois, deux fois, dix fois, toujours plus près du plafond. Il est bien trop occupé à dépiauter son ours. Il l’a éventré avec je ne sais quoi et par la plaie béante, qui va de l’aine au cou, il retire des poignées de kapok, qu’il jette autour de lui. Il en a plein les cheveux. C’est insensé. Un ours de 3 000 francs — que pourtant il adore — complètement vidé, fichu ! Un vestibule transformé en atelier de matelassière ! Je crie :

— Il n’y a donc personne pour surveiller ce gosse !

Nicolas pointe un nez qui coule, l’essuie d’un petit coup de manche et fait, candide :

— L’a plus, sa pendicite.

J’ai compris. La récente opération de sa cousine l’inspire. Je gronde je ne sais quoi. Mais Nicolas ne s’émeut pas. Il sait très bien la différence qu’il y a entre la grogne, inoffensive, et la rogne qui le propulse aussitôt vers les jupes de sa mère. Mais la voici, sa mère, portant le numéro deux, Louis, dit Loulou, et suivie de Gabrielle, portant son numéro quatre (l’enfin fils : Julien). Je dis :

— Tu as vu le travail ?

— Laisse donc, dit Mariette. Pendant qu’il fait ça, il ne fait pas autre chose, je suis tranquille. Voilà trois fois qu’il l’ouvre et trois fois que je le recouds, son ours. Qu’est-ce que tu as à me regarder comme ça ?

Je devrais réprouver sa faiblesse qui ne s’améliore pas. Mais elle a trois ans, elle a trois ans et demi de moins qu’Odile, ma femme. Et surtout elle tient, elle semble devoir tenir beaucoup mieux.

Le temps est loin où je lui accordais 26 points contre 28, compte non tenu du reste. Aujourd’hui elle l’emporte sans discussion, compte toujours non tenu de ce reste (dont l’importance, si j’en juge au petit nain qui me lorgne d’en bas avec des yeux de faïence, n’a pourtant pas cessé d’augmenter). Mariette, qui maintient Louis bien droit en lui tapotant le dos, sans doute pour lui faire faire son rot, penche la tête un peu de côté pour m’offrir au choix la tempe, la joue, le coin de bouche. Mais je l’embrasse sous l’oreille. Elle s’y trompe. Elle croit que j’ai voulu chuchoter quelque chose, poser une question. C’est elle qui murmure :

— Ne t’inquiète plus pour ce que je t’avais dit, chéri. Tout est en ordre.

Gabrielle, qui est forcément dans la confidence, sourit d’un air entendu. Qu’est-ce qu’elle fait, celle-là, si tard, chez moi ? Je le devine. Entre Mariette, Gabrielle, Ariette, Françoise Tource et même Simone — aux dix-huit ans boutonneux — existe une franc-maçonnerie des petites boîtes. Gabrielle surtout, si souvent trahie par les emménagogues, distribue volontiers des fonds de flacon, des ampoules, de vagues comprimés. Elle est venue voir ce que ça donnait. Elle va s’en aller satisfaite et persuadée d’avoir aidé la nature, pour cette fois simplement en retard. Nous y revoilà. Le malaise me reprend qui me rend toujours hostile. Je retrouve mon méchant coup de prunelle. Ce que j’ai vu tantôt n’avait rien d’alléchant. Mais Gabrielle n’est pas plus fraîche, la pauvre ! Pour avoir choisi l’autre genre, qui jaunit, plisse et dessèche, elle n’en est pas moins incapable de supporter la comparaison avec ces photos de Cahors qu’Éric montre complaisamment. Et Mariette elle-même, si elle échappe au plantureux, n’a plus la joue si nette la hanche si pure, le genou si nerveux, que l’assurent mes souvenirs. Belle encore, oui. Avec moins d’économie. Glisse un instant sur mon regard une paupière tendre. Je hais le mouvement qui déplace les lignes. Mais en rouvrant les yeux, je le vois plus clairement. Ta silhouette d’hier, si je l’appliquais sur ta silhouette d’aujourd’hui, ma chérie, elle laisserait autour d’elle une petite marge. Un liséré. Ce volume idéal qu’occupe un corps dans l’air, cette tension d’une peau que rien ne griffe, cette fermeté d’une chair exactement en place, tout a un peu cédé. L’adjectif est en train de roquer : la jeune femme bientôt ne sera plus qu’une femme jeune.

3

Ajoutons : cette femme jeune est de plus en plus ménagère ; et c’est un métier où, reconnaissons-le, elle n’a pas l’occasion de se ménager, ni de faire tout ce qu’il faudrait pour se défendre de la trentaine proche, les soins de sa beauté passant forcément après d’autres. Je la vois de temps à autre penchée sur ces rubriques où des dames, extrêmement raisonnables (probablement très célibataires ou un peu milliardaires), adjurent leurs sœurs de ne point se négliger, de rester toujours, à l’américaine, parées, préparées de pied en cap pour le mari. Leurs bons conseils, Mariette les suit, à la diable, et c’est ainsi que déambule dans la maison, certains matins, un spectre ganté de caoutchouc, coiffé d’une fanchon de gaze pour protéger la mise en plis et masqué de crème resserrante B 48, produit également remarquable pour agglutiner la poussière. Mais je l’entends parfois gronder au-dessus d’un magazine, à l’adresse d’une esthéticienne anonyme, quelque chose comme :