Выбрать главу

Elle conserve les sacs de plastique, s’ils ont une fermeture-glissière.

Elle conserve les boîtes de carton, qu’elle encastre les unes dans les autres, par ordre de taille, quand elle ne sait qu’en faire afin d’en faire quelque chose quand elle saura. Nous mangeons beaucoup de gâteaux secs, remarquablement quelconques, mais qu’une maison locale empile encore, sur huit couches, dans de grandes boîtes de fer blanc. C’est ainsi que sont nées la boîte à gâteaux du savon, la boîte à gâteaux des sardines, anchois et miettes de thon, la boîte à gâteaux du cirage.

Elle conserve tout ce qui se dénoue : le cordon de tirage, le bolduc, le ligneau, le raphia et toutes les ficelles plates, rondes ou tressées.

— Ne coupe pas ! crie-t-elle, si je suis là quand arrive un paquet.

Des pires nœuds elle triomphe toujours et hop ! ça fera une pelote de plus dans une quatrième boîte à gâteaux, sans étiquette spéciale, mais facile à trouver, en haut, à droite, sur la dernière planche du placard fourre-tout, à laquelle on accède en montant sur une chaise.

Mariette ne résiste pas non plus devant les rubans, vite transformés en cylindres de soie. Elle conserve les boutons : les petits dans une série de tubes d’aspirine, les gros en vrac dans un ancien bocal de prunes dont la transparence permet en principe de savoir, sans tout étaler sur la table, s’il y en a un qui corresponde au bouton manquant de son manteau. Elle conserve certains pots de confitures ; certaines bouteilles, notamment les litres, précieux étalons de capacité. Elle laisse s’encombrer l’armoire à pharmacie, dont une tablette offre le choix d’urgence, mais dont les autres succombent sous un bric-à-brac d’ampoules, de flacons, de médicaments, qu’on ne peut plus utiliser parce qu’on ne sait plus à quoi ça sert, mais qui constituent une réserve magique, une protection vague contre tout et contre rien.

Elle conserve maintenant les restes. Dans le réfrigérateur dont c’est la fonction même, il n’y a jamais de place quand s’y déverse le cabas du marché. Ne faut-il pas une assiette pour chaque reliquat ? Une bonne ménagère réintroduit le fond de soupe d’hier dans celle du jour, qui fera partie de celle de demain.

Elle conserve les recettes, les “trocs de trucs” qu’elle découpe et colle sur un cahier :

Les poissons frits seront plus croustillants, roulés dans la fécule plutôt que dans la farine.

Si vos gonds grincent, soulever la porte et frottez l’axe à la mine de crayon.

Au four disposez vos escargots sur lit de gros sel : tenant droit, ils ne perdront pas leur jus.

Si une plante dépérit, soupçonnez le vers dans le pot. Un quartier de pomme, mis sur la terre, le fera monter.

Il y en a déjà comme ça vingt pages, d’utilité problématique, mais qui signalent chez ma femme une minutieuse humilité (je ne savais rien, je saurai tout) et dans ce plaisir d’aimant à retenir toute aiguille, la découverte d’une vocation.

L’ordre lui est venu également : heureusement complémentaire.

Qui conserve ne range pas forcément : on sait ce que cela donne chez les vieilles dames dépassées par les entassements. Chez de plus jeunes, même dépourvues, le désordre peut être organisé : la flemme y trouve son compte, avec un certain goût de l’aventure. La recherche d’un objet lui prête une importance, une liberté, une vie propre. L’ordre l’immobilise, le rend à l’inanimé. L’agaçant plaisir de trouver ce qui se dérobe est si vif que la plus méthodique des femmes a toujours un brouillon chéri, un sans place, un pèlerin de poche ou de sac, que sa mémoire renonce à discipliner.

— Où est-elle encore, cette clef ?

Il s’agit de celle du verrou d’entrée. Deux fois par jour Mariette l’égare, deux fois par jour elle la récupère. Avec la lime à ongles et une certaine paire de ciseaux, voilà les folles du logis. Le reste demeure fidèle au règlement.

L’ordre de Mariette, en effet, ne se conteste pas. Il m’est apparu dans les premiers temps comme un déplacement général, destiné à s’emparer des objets, à les rendre introuvables pour les habitués de l’ordre ancien, donc à me mettre en condition. Il y avait de cela. Mais, soyons justes, régnait encore en elle le souci de s’adapter à un nouvel espace, d’y créer des relais, des repères, des chemins de fourmi. Tout ordre est d’abord le triomphe d’une mémoire établie dans un champ d’influence. Tout ordre se réfère aussi au cas d’espèce. Mes affaires, j’ai tendance à les ranger dans ce qui a été créé à cet effet : mes cravates sur un porte-cravates, mes dossiers dans un classeur. Je suis institutionnel.

Mariette serait plutôt adaptationnelle. Si l’ordre de ma mère n’est pas, dans la même maison, celui de ma femme, c’est que cela ne se peut. Apparente est la fantaisie ; presque raisonnée, l’habitude. Ce qui commande, ce qui s’est imposé presque toujours, c’est le motif, le mode, la fréquence, la distance d’emploi.

Exemple : il y a dans la cuisine une série de pots en grès, de taille décroissante et candidement marqués, pour que nul n’en ignore : PÂTES (1), FARINE (2), SUCRE (3), CAFÉ (4), SEL (5), THÉ (6), ÉPICES (7). Comme nous mangeons peu de pâtes et buvons peu de café, comme au contraire Mariette est très pâtissière, la farine ne pouvait aller qu’au 1, c’est-à-dire dans le plus gros pot. Les pâtes sont descendues au 4 sous la rubrique café. Le gros sel occupe le 2 : dans ce plus vaste espace il dure plus longtemps. Les épices ayant sauté au 5, le petit 7 s’est trouvé libre pour accueillir la réserve de petite monnaie qui n’avait pas été prévue. Bien entendu, pour une fille du Nord dont l’homme carbure au Gloria, pour Gabrielle portée sur le condiment, le problème se repense.

Autre exemple : Elle a un placard à balais, assorti à l’ensemble Ivoirine de Polyrey qui fait la fierté de sa cuisine. Son mari, un samedi, trouve un balai qui traîne dans la chambre au premier. Il le descend, le fourre dans le placard. Est-ce un chou ? Oui. Mais c’est un serin. Le balai du premier se range au fond de la penderie, pour être à pied d’œuvre.

Dans cet ordre d’idées (économiser sa peine), Mariette pourrait faire beaucoup mieux. Le rangement est souvent un ennemi du rendement. Je n’oserai le dire : d’abord parce que, dans ce domaine, ma femme est sourcilleuse et qu’on y a vite l’air d’un ingénieur des travaux finis ; ensuite parce que je me sens complice : offensé comme elle par l’objet qui traîne et flatté par ce rangement d’honneur qui apaise le regard et choque la raison. Rien de plus absurde au fond que de mettre toute la vaisselle dans le vaisselier de la salle à manger et d’aller chaque fois y rechercher le plat dont on a besoin. Rien de plus discutable que d’en faire autant pour le linge, concentré dans l’armoire pour la seule satisfaction d’en admirer les empilements.

Mais on ne dira jamais assez à quel point l’esthétique peut gouverner la logique chez la plus humble ménagère. C’est en son nom que Mariette fait des tartes rondes — si longues à égaliser — quand en quatre coups de couteau elle pourrait les faire carrées. C’est en son nom qu’elle demeure l’esclave des écrins, deux fois par jour vidés, puis regarnis de petites cuillers. C’est en son nom que pour ne pas dépareiller les sièges de son ensemble de cuisine, elle s’assoit toujours trop bas, au lieu de s’installer sur une chaise haute pour ménager ses reins et repasser au bon niveau. C’est en son nom qu’elle essuie sa vaisselle à la main, parce que ça lui semble plus net, plus sculpté, plus méritoire (ici nous atteignons l’éthique) que d’ébouillanter le tout et de laisser sécher. C’est en son nom enfin qu’elle relègue en des fonds de placards le seau à pédale, la serpillière, la poubelle, d’emploi incessant, alors qu’elle laisse dehors la belle bassine de cuivre où les confitures écument à peine deux fois par an.