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C’est même un signe que l’apparition inopinée des affreux : si je rencontre par hasard la ventouse à déboucher les waters, instrument que signalent de temps à autre d’abominables bruits de succion, aucun doute : c’est que vraiment Mariette n’a pas eu une minute pour le faire disparaître ou qu’elle est à bout de souffle.

5

Et le temps tourne.

Comme les feuillets de ces agendas à qui je suis resté fidèle, et où je note non seulement mes rendez-vous, mais, en deux ou trois mots, les faits saillants de ma vie privée.

Ces agendas, comme je les tiens depuis mon bachot, il y en a quinze dans un tiroir de mon bureau. Je ne prétends pas qu’ils me racontent. Jadis je risquais des commentaires (tels ceux qui, en deux chiffres, classaient les filles). Malheureusement, pour Mariette, la communauté, l’intimité des époux n’ont pas de limites. Je pénètre en elle ; elle trouve naturel de pénétrer en moi, de tout connaître de mes pensées, de mes affaires, de mes projets. Elle n’ouvre pas mon courrier, mais elle attend que, l’ayant lu, je le lui passe (comme elle me passe le sien). Elle n’hésite pas à dire :

— Chéri, tu peux me donner ton agenda ?

Je ne saurais refuser. Alors tranquillement, devant moi elle feuillette, elle murmure :

— Mardi, non, tu n’es pas libre… Mercredi, moi, je vais au magasin… Vendredi, ça va, ton dernier rendez-vous est à six heures. On pourra dîner chez les Tource.

Machinalement elle tourne encore une ou deux pages, s’exclame :

— Ce n’est pas possible ! Garnier, vingt mille. Mais, Abel tous tes collègues demanderaient le double.

Je ne peux rien lui cacher. Elle connaît mes manies, mes abréviatifs : le petit gonfalon qui signifie rue des Lices, la tour (la rue du Temple, à cause de la tour du 5, qui appartint aux Templiers), la balance (Palais) qui peut devenir quand je ne suis pas content d’un jugement, le cèdre (la Rousselle, signalée de loin par cet arbre) l’abréviatif M* (avec étoile : Mariette aimable) ou M● (avec point noir : Mariette maussade). Elle en discute :

— Ce n’est pas vrai ! Ce jour-là, c’est toi qui n’étais pas à prendre avec des pincettes.

Elle résout sans difficulté — et tolère — cette charade simple :

C’est-à-dire : déjeuner avec la tante Meauzet. Elle a même déchiffré l’inscription commémorative, tracée d’un Bic allègre, au soir d’une réception donnée par les Guimarch pour fêter les dix-huit ans de Simone, leur benjamine, née sous le signe de la Vierge et devenue l’une des plus virulentes yéyettes d’Angers.

Et elle s’est aussitôt hérissée :

— Qu’est-ce que tu en sais ? Simone gigote un peu, c’est de son âge. Tu as l’imagination fraîche ! On dirait que ça te venge de ne plus être dans le coup.

Depuis lors je me méfie. Même en code, je ne commente plus guère. J’oublie de noter certaines choses : la rencontre d’Odile, par exemple. J’en note soigneusement d’autres : comme l’anniversaire de ma mère à l’occasion duquel Mariette n’a pas pensé à prendre la plume. Dans cette maison de verre, le silence même est translucide.

Et quelquefois, le nez sur mes vieux carnets, je fais des comparaisons. Jusqu’en 53, il suffit de prendre dix pages, au hasard, pour être édifié. C’est un feu d’artifice. Parmi les références à une jeune activité professionnelle se bousculent titres d’ouvrages, scores de matches, congrès, voyages organisés, pièces de théâtre, sauts à Paris, à Nantes, à la mer, à la Roussette, concerts, bals, parties de pêche en Loire, discussions, séances de ciné-club. Ça va, ça vient, ça change, c’est plein de filles, d’amis, de noms nouveaux.

Mais si j’interroge l’un de mes derniers agendas, le contraste est saisissant. De semaine en mois, sauf à la période des vacances (qui d’ailleurs reproduit la précédente), les gens cités, les lieux, les sujets, les tâches, les urgences mêmes ne changent pas. C’est un petit Bottin judiciaire où défilent les avocats, juges, greffiers, avoués, huissiers, notaires de la ville. C’est un répertoire de clients. Un annuaire : bourré d’adresses, de numéros de téléphone. Un pense-bête. Un catalogue de la famille, où les Guimarch reviennent dix fois contre une. Un témoin des rythmes conjugaux : varicelle et angines, dîner hebdomadaire rue des Lices, déjeuner mensuel à la Roussette, transes cycliques, visites de Tio, de Gilles, des Tource, échéances, rentrées, invitations (rares), réceptions (rares), balades dominicales et même disputes (M●● deux fois pointé).

Bref, le registre du ronron.

1960

1

Six janvier.

Mariette vient d’avoir trente ans. Depuis des mois, les voyant approcher elle disait, effrayée :

— Je ne souhaite pas qu’on me les souhaite.

Puis elle s’est ravisée :

— Après tout, tant pis ! Je serais bien sotte d’aggraver mon cas en me passant d’anniversaire.

Pardi ! Je la connais, elle est incapable de priver les siens d’une frairie, de leur ôter une occasion de transformer le pain en brioche. Nous nous réjouissons donc. L’anniversaire tombait en semaine, mais on ne peut pas fermer boutique, abandonner la banque ou le Palais pour ce motif. Bien entendu nous avons tout reporté au dimanche ; et pour la commodité, pour éviter à Mariette un surcroît de travail le jour où précisément on la fête, ce sont les beaux-parents qui reçoivent : en recevant “tout le monde” (comme dit Mme Guimarch) et plus précisément ceux que Nicolas (dans sa langue à lui, qui a de plus en plus force d’usage) appelle mémère, pépère, tat’Arlette, tata Simone, tata Gab, tonton Ric, les zines, maman, papa et leurs deux, grand-mère et l’oncle Tio (de mon côté, en effet, il ne connaît ni tonton, ni mémère et je vois plus de respect là où ma femme sans doute voit moins de familiarité).

Nous achevons de dîner. Nous en sommes au dessert. Ma ceinture me gêne et je me sens un peu chaud. Cuisine et tendresse, l’une produisant l’autre, sont toujours ici un peu débordantes et, à l’angevine, trop arrosées par un beau-père qui ne met jamais le pied au café, mais ne pardonne guère qu’on dédaigne ses vins.

— Catherine ! crie Gabrielle, veux-tu rester assise !

Les enfants ne tiennent plus en place. Six plats ! Et seize couverts ! Généralement les Guimarch célèbrent leurs anniversaires avec moins de faste. Mais Mme Guimarch, emportée par sa maternelle sollicitude, semble avoir voulu enrober la chose en massant la famille autour. Mariette a donc eu droit à la réunion plénière. Elle a eu droit au beau service de porcelaine, aux fleurs, aux petits cadeaux, aux allusions lyriques à sept ans de bonheur, aux chers coups d’œil, aux embrassements plusieurs fois répétés sur trente-deux joues. Rien ne manque. Pas même l’habituelle contre-fête dans la fête : le regret secret de se sentir à l’aise dans ce sirop, le verre cassé, le pipi du petit dernier sur la robe de Simone, la chute précoce du soufflé aux carottes, l’amoncellement de vaisselle qui fera le plaisir des dames à l’issue de la nouba. Sans oublier la discrétion spéciale, flottant sur le motif, bannissant tout rappel au chiffre ; et la gaffe de l’innocence, s’exclamant par la bouche d’Aline, huit ans, devant le gâteau nu :