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— Ben quoi, alors ! Et les bougies ?

Un gros ange passe, qui n’ose même pas souffler chut. Il y a de la prunelle pour tourner dans le blanc d’œil, vers la petite table, qu’il a fallu rajouter près de la grande, où nous sommes assis sur les huit chaises de l’ensemble, Lévitan garanti pour longtemps, qui fut le choix passionné de Mme Guimarch dès qu’elle put se payer de la ronce et qu’il a fallu compléter par des tabourets de cuisine, comme d’habitude réservés aux gendres, placés (avec les filles qui ont aussi des pantalons) devant les pieds de la table en question. Mme Guimarch intervient, avec la suave autorité qui lui est propre :

— Au-dessus de vingt ans, dit-elle, on n’en met plus. Ça ferait trop de trous.

— Et on ne pourrait pas les éteindre d’un coup, dit Ariette, vieille fille (ou presque) qui excellera dans le même genre si on parvient à la caser.

Ma mère hausse un sourcil. Elle n’a jamais beaucoup parlé. Mais chez les Guimarch elle devient presque muette. Elle ne se signale guère que par des gestes : pour aider un enfant à couper sa viande, pour passer un plat. Quant à Simone, elle pouffe. Nous savons qu’elle a mauvais esprit. Nous savons qu’elle pense et qu’elle dit partout : “Sauf Reine, mes sœurs, ça devient de la nana.” Elle a tort. Mariette, qui a passé deux heures chez le coiffeur et qu’amincit une robe de tricot brune, est en beauté. On ne lui donnerait pas son âge.

Je sais bien que chaque soir, elle le paraît ; et qu’en ville, flanquée de ses enfants, elle prend deux ans de plus par mioche (comme un homme, pour le recrutement), uniquement parce qu’ils sont là, parce qu’ils s’additionnent à elle, parce que le lent arrière-train des mères remorquant de la marmaille suggère un volume de passé. Mais aujourd’hui, dans l’euphorie familiale, dans la tiédeur de ce climat qui lui convient, Mariette, c’est la pêche ronde, fondante, satisfaite de l’heure et du velouté que donne à son visage un maquillage qu’elle a rarement le temps de mettre au point.

Un vœu rapide me traverse : qu’elle reste ainsi, qu’elle ne change plus ! Encore un peu de temps et ce peu sera trop. On ne profite jamais assez, au bon moment, de ce qu’on a. Allumé par la peur et peut-être aussi par le cabernet, qui pousse au rose les joues de Mariette, je l’embrasse soudain sans raison. On se récrie. Le bon mari, qui aime sa femme, qui — dans le style de la maison — efface le coup, discrètement ! Et clic ! Ariette, qui n’attendait que ça, dont l’appareil est toujours tout armé, sur arrière-plan de nappe tachée, d’assiettes sales et de verres inachevés, réussit la photo du jour.

Cependant on se lève, on émigre vers les palissandres du salon où sera servi le café.

— Doucement ! Mes fauteuils ! s’exclame Mme Guimarch, à l’adresse de Nicolas, déjà à cheval sur un bras.

Maman, Tio et moi-même nous sommes regroupés dans un coin. La belle-mère roule vers nous et souffle :

— La nigaude ! Je n’ai pas invité tante Meauzet parce qu’elle aurait insisté lourdement. C’est bien la peine de me donner tant de mal pour faire oublier à Mariette…

Petit silence. Elle retrouve sa voix :

— Descends, je te dis, Nico !

Puis, tournée vers ma mère, elle s’enquiert aimablement :

— K ou sans K, pour vous, chère madame ? Je ne me souviens jamais.

Sans K. Simone a raison. À quoi rime cette benoîte conspiration ? Deux ans plus tôt, j’ai atteint les trente sans éprouver l’impression de franchir une sorte de ligne de démarcation me séparant désormais de la jeunesse (cette ligne, au fond, je l’ai plutôt franchie le jour de mon mariage). Décidément, c’est comme pour tout le reste : à force de vouloir gommer les choses, les Guimarch finissent par les souligner. La précaution est pourtant superflue, dépassée. S’il lui fallait récrire ce roman dont le titre continue à inquiéter les femmes, Balzac — pour le moins — parlerait de celles de quarante. Je murmure, pour mon clan :

— Ils m’agacent, à la fin ! Mariette a trente ans. Et après ?

Trop bien élevée pour critiquer ses hôtes, ma mère sourit. Mais Tio ne semble pas d’accord. Il allonge le bras, cueille un journal de modes sur un guéridon et le feuillette devant moi.

— Après, dit-il, ça donne ça.

Quelques pages pour teen-agers. Puis des pages et des pages et encore des pages de “modèles très jeunes”, où défile du vingt, du vingt, du vingt, à silhouette ténue, à profil pépée. Puis soudain un grand saut : deux pages d’élégances sévères, pour dames très dames (maigres, il est vrai). Entre ceci et cela, rien.

— Tu vois, reprend Tio, il n’y a pas de mode de trente ans. C’est tout de même un signe. Entre les jeunes et les vieilles…

Il hésite, puis lâche :

— C’est le no woman’s land !

2

Fête hier. Deuil aujourd’hui.

Quand Danoret, mon ami, ici mon adversaire, s’est rassis, j’ai discrètement levé le pouce. Danoret soigne toujours la forme. Maintenant c’est à moi de jouer pour le démolir sur le fond. Mais en me retournant pour juger de l’effet de sa péroraison sur l’assistance, j’ai bien vu : Mariette est dans la salle ; elle agite la main pour m’avertir qu’elle m’attend. Qu’est-ce qu’il y a encore ?

Répondons par le hochement de tête, lent et sérieux, des gens occupés. Je n’aime pas tellement qu’elle vienne me relancer au Palais, que ma vie privée interfère dans ma vie publique. Ici Me Bretaudeau n’est pas le même homme. Il entre par la grande porte à fronton, sous le péristyle à colonnes. Comme le bâtonnier, comme le procureur, il promène de la serviette de cuir dans la salle des Pas-perdus ; et son importance s’affirme au prétoire, quand il fait voler de la manche.

— Maître, nous vous écoutons, dit le président Albin.

Il m’écoute, les yeux mi-clos. Son premier assesseur prend des notes dont j’ai souvent pu m’apercevoir qu’elles étaient farcies de petits dessins ; le second, bien adossé, regarde dans le vide avec une majesté bovine. Moi, torse épanoui sous la robe, menton au-dessus du rabat, je tousse, je pose ma voix. L’uniforme, c’est encore ce qui a été inventé de mieux pour en imposer à quiconque et notamment à soi-même. Ah, ce que ça aide, quand on plaide, cette toge un peu soutane qui vous habille de gravité, qui vous range parmi les ministres de l’En-Haut dévoués aux misères de l’En-Bas ! Je ne me vois pas m’époumoner en civil pour un poivrot de Saint-Serge, pour un marlou de la rue de la Châtre. Ainsi troussé, au contraire, je suis autre. Je peux en appeler à la Forme et au Droit, dont en tous lieux se réclame la plus suspecte innocence. Je peux avoir la bouche pleine des intérêts des pinardiers, des ardoisiers, des horticulteurs. Per fas et nefas, je suis au-dessus du débat qui, au noir comme au blanc, fournit chance égale de se faire entendre ; et si dans le cas présent je me sens à l’aise pour lutter contre des margoulins de la truelle, le hasard seul m’a rangé contre eux ; j’aurais aussi pu les défendre. L’un d’eux — le promoteur — grimace en m’entendant clamer :