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— Nous pensions bien, monsieur le Président, que nos adversaires auraient le front d’invoquer les dispositions de la loi du 24 juin, mais le tribunal a certainement remarqué qu’une telle interprétation ne tient pas une seconde devant les récents arrêts rendus par la Cour de cassation en des affaires similaires…

Cela, en effet, fait jurisprudence. Précisons. Appuyons sur la chanterelle : les meilleurs arguments, pour un juge, ce seront toujours des jugements. Je jette un coup d’œil dans la salle. Mariette là-bas s’impatiente. Si court que je sois, elle me trouve long. Dans les premiers temps elle venait pour le plaisir et, le soir, elle avait toujours dans l’œil un peu de cette déférence qu’inspirent aux simples les solennelles raideurs de la justice. Elle en est bien revenue. L’humble réserve qu’il faut savoir garder devant un magistrat, les astuces nécessaires auprès du greffe, les “éclairages”, le peu d’estime qu’elle m’accorde quand j’obtiens l’acquittement d’un coupable, quand je rate celui d’un innocent (ou présumé tel), les bavardages des collègues qui aiment souvent se moquer du métier dont ils vivent… tout cela a découragé son admiration. Il est entendu que je suis incomparable : aucune femme de cordonnier ne prétend que son mari chausse mal. Mais désormais consultations, mémoires, plaidoiries lui semblent des marchandises : comme chez sa mère il y en a de diverses qualités et ce qui compte en finale, c’est le chiffre d’affaires. Quand d’aventure, elle se risque au Palais, c’est qu’il y a urgence, donc motif d’écourter la palabre.

Je fais ce que je peux. Mais dans cette sombre histoire immobilière où se bagarrent promoteur, entrepreneur, sous-traitants, architecte et souscripteurs, il fallait (comme disait mon patron lorsque j’étais stagiaire) “décoder le code” et dans un fouillis de textes crocheter les bons articles. C’est fait. Un petit coup d’éloquence, maintenant, pour la galerie :

— L’esprit qui anime actuellement le législateur, soucieux de protéger l’épargne, est clair ; et cette affaire ne l’est pas moins. D’un côté, cinquante mal logés qui ont péniblement réuni les premières sommes nécessaires à l’achat d’un appartement ; de l’autre un lot de spéculateurs habitués à prélever 100 % de bénéfices sur des constructions qu’ils élèvent avec l’argent des premiers. Et le comble de l’ironie, c’est que les premiers, c’est-à-dire les victimes, soient ici les défendeurs, tandis que les seconds osent demander au tribunal de les contraindre à payer leurs malfaçons…

Danoret mime l’indignation, Mariette tousse très fort, plusieurs fois, me fait des signes désespérés. Danoret, qui se retourne, la salue du menton. Je commence à m’inquiéter. Je cours aux conclusions. Après tout la brièveté, qui déçoit le client, est toujours très appréciée des tribunaux.

C’est fini. Je ramasse mes papiers. Le Président se secoue, regarde l’heure avec un étonnement joyeux, met en délibéré et se retire du petit pas célèbre qui l’a fait surnommer “Le chasseur Albin”. Je trotte au vestiaire. Mariette, qui m’y a précédé, se précipite sur moi :

— Je suis désolée, mon chéri. Je t’apporte une mauvaise nouvelle. Ta tante vient d’avoir une crise cardiaque.

Ma toge me passe, d’un coup, par-dessus la tête. Puis, retirant les bras, je regarde ma femme : elle a le visage muré de qui n’ose pas tout dire. De qui se sent un peu coupable. Nous ne sommes pas allés à la Roussette depuis un mois et demi. Nous devions y aller dimanche dernier, mais ce jour-là le beau-père fêtait ses soixante-cinq ans. Tante en a soixante-six. Une chape de plomb me tombe sur les épaules. Maman aussi, que nous n’avons pas moins négligée, en a soixante-six. Maman était sa jumelle. Était, le silence de Mariette l’avoue.

— Oui, fait-elle enfin, elle est morte.

Elle me prend dans ses bras et reste contre moi, joue contre joue, sans souffler mot.

Je lui en veux, je lui en veux. Je ne reverrai jamais tante Pareille. Pourquoi elle : le tiers de ma famille ? Pourquoi pas dans la leur inépuisable ? Pourquoi pas le beau-père, qui a le même âge et que guette le coup de sang ?

— Eh bien les amoureux ! fait une voix, derrière nous.

C’est Danoret, qui ajoute :

— Regarde la Galette du 15 mars, Bretaudeau. Les cours d’Aix et de Lille ont statué différemment.

Mariette se recule. Elle dit sèchement :

— Excusez-nous, notre tante vient de mourir subitement.

Parce qu’elle a dit notre, il lui sera beaucoup pardonné. Danoret balbutie des condoléances, s’esquive. Je murmure :

— Les enfants ?

— Ils sont chez maman, dit Mariette.

Nous partons, nous courons, la main dans la main.

3

Nous roulons sur ce ruban noir, fraîchement goudronné, qui traverse entre Loire et Authion cette bande de plat pays dont la précieuse alluvion se cultive au ras des maisons sans caves, hantées par des souvenirs de crues et qui haussent leurs greniers dans le ciel vide de janvier. À Corné, au lieu de continuer sur Mazé, je tourne. Je passerai par Les Rouages. Mariette ne cille pas ; elle comprend bien.

Ce lacis de vicinales, qui se faufile à travers un lacis de bras d’eau bordés de cannes que l’hiver a desséchées et que soude entre elles une mince pellicule de glace, ma tante m’y a, enfant, cent fois promené. C’est par là que plus tard, sur sa barque plate, j’allais ramasser, nid après nid, des colliers d’œufs d’effarvatte. Suis-je revenu assez crotté de ces prés bas, rongés de petit jonc, hérissés de têtards d’osier, creusés de nappes imprécises où marine, en été, sous le nénuphar et la canetille, une purée de feuilles qui sent son roui. En passant devant la souche creuse, vaguement anthropomorphe, que nous avions surnommée “Timoléon”, je ralentis un peu. Encore quadrillée de fossés, l’alluvion se relève, s’essore, étire des sillons gelés. Ce champ, blanc de givre, que tachent des corbeaux, il est à nous. Un peu plus loin elle est aussi à nous, cette vigne, réduite comme les autres à son bois, mais bien reconnaissable aux pêchers d’entre-files, dont deux portent en fin août de ces pêches violettes plus terribles que les mûres pour tacher les sarraus. Nous arrivons. À cinq cents mètres pointent le séquoia ganté d’écorce rouge et le cèdre argenté de la Rousselle. Encore deux virages, puis une ligne droite et un dernier tournant. Je ne cornerai pas cette fois : trois petits coups, puis deux, puis un, soit 321, mon numéro de linge au collège. La barrière est ouverte. Mais au bout de l’allée, deux vieilles dames ne sont pas, comme d’habitude, debout sur le perron. Mariette me laisse descendre le premier, puis se glisse derrière moi. Tio doit être arrivé depuis un moment : sa vieille Peugeot grise est garée sous le séquoia et le chat de ma tante, Pie-Jaune, est couché en rond sur le capot Gustave, le chef jardinier, qui devait prendre sa retraite dans un mois, paraît sur le seuil :

— On l’a mise là-haut, chez elle, dit-il, à mi-voix.

Dans la chambre Tio est assis près de la porte, accablé. Depuis quinze ans, il mettait rarement les pieds à la Roussette. Il évitait la tante, avec qui mon père, paraît-il, lui avait proposé de faire une fin. Mais il a soixante-dix ans et le saisissement de voir disparaître sa cadette se lit sur son visage :

— Quel coup pour ta mère ! souffle-t-il.

Ma mère, toute droite, dans cette robe qui était déjà noire, est en train de voiler un miroir. Son style n’a jamais été celui des pleureuses. C’est la fixité de son regard, le mal qu’elle se donne pour redresser des épaules voûtées qui expriment son chagrin, sa solitude. Elle ne m’embrassera pas : c’est aussi dans le deuil un usage des miens, une privation en l’honneur des morts, une douceur qu’il faut se refuser puisqu’elle leur est interdite. Je l’entends murmurer :