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— Elle était en train de tailler, avec Gustave. Elle a fait “Oh !” et elle est tombée en avant. C’était fini.

À mes côtés je sens Mariette affreusement mal à l’aise. Dans sa famille on pleurerait, on gémirait ; on ferait l’oraison funèbre du défunt. La vieille tradition janséniste des Aufray — aujourd’hui laïcisée —, l’extrême retenue de ma mère lui semblent contre nature. Maman adorait sa sœur : sous sa raideur, elle va longtemps saigner en dedans. Elle n’ignore pas que les jumelles ont souvent même longévité : mais cette menace n’affolera que moi. Une main sur mon épaule elle s’autorise à dire encore :

— Il est si rare de posséder son double.

Puis elle glisse vers l’armoire, l’ouvre, commence à retirer les “affaires du dimanche” de ma tante, les pose une à une au revers d’un fauteuil. Mon regard passe sur Tio, qui l’observe avec une respectueuse frayeur, et je m’approche du lit Empire qui sent l’encaustique et où la tante est étendue. Ses pieds, chaussés d’épaisses charentaises, creusent la couette de satin rouge. Ses mains de rhumatisante ne sont pas jointes, mais posées l’une sur l’autre. Elle a encore son tablier et de la poche de ce tablier dépasse un sécateur nain. Les joues sont creuses, les lèvres n’ont plus de couleur. Mais la ressemblance reste insoutenable. Ma mère revient vers moi :

— Ta tante avait tout prévu, dit-elle. Il y a une enveloppe pour toi dans le secrétaire de la salle. Rappelle-moi de te la donner…

Un glissement de semelles l’interrompt. Une voisine entre, qui rapidement se signe.

— Laissez-nous entre femmes, reprend ma mère. Mme Brain va m’aider à faire la toilette.

Mariette hésite. Mais ma mère lit sur son visage :

— Allez, ma petite fille, ce serait trop pénible pour vous.

En bas, dans la salle, cernée de ses vieux meubles disparates, mais luisants de cire, un tricot inachevé traîne sur un guéridon. Une brassée de roses-de-Noël attend d’être mise en vase. Je me souviens : ce sont ces fameuses roses-de-Noël que ma tante sélectionnait depuis des années pour en tirer une variété rouge, qui n’a jamais réussi à l’être.

— Sortons, veux-tu ? dit Mariette.

Moi aussi, je préfère attendre dehors, où le gravier crisse sous les pas. Tio m’a pris le bras droit, Mariette le bras gauche. Nous allons et venons, sur vingt mètres, sans rien dire. Un soleil de février, déjà bas, éclaire le dessous des branches et, en deçà des clôtures, donne du relief aux mottes, dans les champs étroits, étirés en longues bandes, soigneusement drainés. Quelques moineaux piaillent.

— Henriette s’occupait de tout, dit Tio. Je me demande ce que va devenir ta mère.

C’est vrai. Cet exil de ma mère, loin de ma propre vie, loin de ce qui fut la sienne jusqu’à mon mariage, j’en ai pris très vite mon parti. Ces arbres, ces champs, cette maison, tout me raconte ma jeunesse, tout me dit aussi que j’en ai décroché. J’admire toujours ma mère. Mais tandis qu’elle s’enfonçait dans l’âge, en conservant ce genre auguste qui disparaît de partout, j’ai adopté le genre douillet des Guimarch. Élevé par des femmes, dans le style Aufray, j’ai été repris en main par d’autres femmes dont la manière soumet plus aisément cette génération. Je suis passé d’une famille à l’autre…

— Monsieur Abel !

La voisine — que je reconnais maintenant : c’est, très alourdie, la fille de l’ancien vétérinaire devenue, je crois, la femme du grainetier —, la voisine s’est avancée sur le petit perron aux marches creusées par tant de pieds. Cette façon de m’appeler par mon prénom montre qu’elle me considère encore comme du pays.

— Votre maman, reprend-elle, voudrait que vous préveniez Me Roulet, le notaire. Elle voudrait aussi que M. Charles passe à la mairie et aux pompes funèbres, pour les formalités.

Et plus bas :

— La pauvre dame a reçu un coup. Elle ne pourrait pas.

— Nous y allons, dit Tio, en même temps que moi.

— Je vais rester un peu auprès d’elle, fait la voisine, tournée vers Mariette qui ne s’est pas proposée.

4

De la suite, je n’allais pas être très fier. Ma tante, deux jours après sa mort, fut enterrée comme elle avait désiré l’être : portée à bras par six horticulteurs. Il n’y avait plus qu’une place au caveau de famille et ma mère, avec sa hautaine indifférence envers les pires précisions, tint elle-même à le souligner :

— C’est la fin des Aufray. Ils sont quinze là-dessous. Mais quand viendra mon tour je ne veux pas qu’on les fasse réduire pour me caser à tout prix parmi eux. Ton père m’attend au cimetière de l’est, à Angers.

Puis elle me remit l’enveloppe qui contenait le testament de ma tante. Comme je le craignais (imaginant bien que ma mère avait dû plaider dans ce sens), ce testament m’instituait légataire universel sans même réserver l’usufruit et je me trouvai aussitôt dans une situation impossible que la candide bonté de la disparue et de la survivante n’avaient pas prévue. La Rouselle constituait tout le patrimoine. Vendre ma part, c’était forcer ma mère — qui n’avait pas de quoi me la racheter — à vendre la sienne ; et la mettre dehors en rompant au surplus avec la moitié de mes racines. Ne pas vendre, c’était me condamner à l’emprunt, aux hypothèques, pour régler des droits de succession dont je n’avais pas le premier sou. Liquider de la terre, à cet effet, c’était rendre inexploitable un domaine qui, déjà, comme la plupart des entreprises de la vallée, était trop petit. Enfin l’affermer, c’était en rendre le rapport dérisoire et lui enlever la moitié de sa valeur pour la durée du bail. Restait une solution : abandonner la rue du Temple, vendre la maison et me fixer à la Rouselle, d’où j’aurais pu chaque matin descendre au palais. Mariette n’eut aucune peine à me démontrer qu’elle était impraticable :

— Tu parles d’une navette ! Et tes clients, tu les recevrais où ? Tu me vois faire vingt kilomètres chaque fois que j’aurais besoin de maman ? Et puis franchement je n’ai aucune envie de m’enterrer dans ce trou.

Elle n’avait aussi aucune envie de vivre avec ma mère et, somme toute, c’était normal. Mais les Guimarch, alertés, mirent un acharnement particulier à démolir “cette idée folle”.

— Pour sauver la maison de votre mère, qui ne vous est d’aucune utilité, vous condamneriez celle de votre père, vraiment je ne comprends plus, répétait Mme Guimarch.

Elle comprenait très bien. J’aurais bien voulu garder les deux et, seuls, les beaux-parents pouvaient m’avancer l’argent nécessaire, à taux bénin. N’osant le leur demander, j’espérais vaguement les amener à me proposer ce prêt. Mais ils n’en avaient pas la moindre intention. M. Guimarch lui-même s’en mêla, me téléphona pour me dire qu’il aimerait “me parler de choses sérieuses, entre hommes”. En fait il vint déjeuner à la maison, avec la belle-mère et tandis que Mariette, après le dessert, se retirait discrètement “pour changer Loulou”, M. et Mme Guimarch se relayèrent auprès de moi. Le beau-père dit au moins trois fois de sa voix creuse :

— Vous savez, Abel, il n’y a pas que les sentiments qui comptent…

La belle-mère dit au moins six fois :