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Pour dégorger plus tard au bénéfice du nid, ne gobe pas le poisson, pélican ! Remplis ton goitre. Époux, compose-toi un portefeuille. Tu peux comme tout le monde — et même mieux que tout le monde — connaître des fins de mois difficiles. Mais tu ne peux pas comme un célibataire éparpiller joyeusement “la fraîche” qui t’arrive. L’argent pour toi ne roule pas. Il monte la garde.

L’héritage fut donc placé : Esso, Péchiney, Kuhlmann, Saint-Gobain, Berre, Schneider, Française des Pétroles, autres actions de père de famille. La banque m’assura que le choix du beau-père était excellent. Gilles confirma ; ma mère elle-même approuva : elle n’y connaît rien — pas plus que moi — mais l’austérité, sous toutes ses formes, a toujours sa sympathie. Tio, seul, crut devoir attacher le grelot :

— J’espère que tu as fait remploi en titres nominatifs.

Je n’avais rien fait de tel.

— Enfin, mon petit, reprit-il, ta part de la Rousselle, c’était un bien propre ! Des actions au porteur, ça devient du liquide, qui tombe dans la communauté.

— Bah, fis-je, nous avons des enfants…

Indifférence feinte. Je venais de faire cadeau de la moitié de ma part à Mariette et je le savais. Avocat, en telle occasion, j’aurais conseillé à un client de prendre ses sûretés. Mais une chose est d’être avocat, une autre d’être mari. Jadis, on ne trouvait pas offensant dans les familles de voir chacun se réclamer du principe : paterna paternis, materna maternis et “suivre son bien” attentivement (sans songer pour autant à le garer d’un divorce). Aujourd’hui, allez donc parler de remploi à la reine de vos pensées ! Seul, le notaire le fait à l’heure du contrat et dans l’euphorie des fiançailles, il est de bon ton d’écouter peu, d’afficher l’indifférence. Je me sentais pourpre à la seule idée d’entendre le beau-père prononcer du bout des lèvres :

— Mon Dieu, Abel, si vous y tenez…

Et la belle-mère ajouter :

— Vous savez, quand on est marié…

Quand il est marié, n’est-ce pas, l’homme doit tout. Du patrimoine au matrimoine, le mien avec le tien, ne fait aisément qu’un seul bien. Pour l’argent comme pour le reste. Pourtant j’étais sûr qu’en sens inverse on se fût montré plus réticent :

— C’est ma rente ! dit Mariette, quand il y a discussion sur l’emploi des quelques billets que, par contrat, nous verse mensuellement le beau-père.

Elle dit de la même façon : Ce sont mes allocations, quitte à déplorer ma qualité de “travailleur indépendant” qui me contraint à cotiser beaucoup pour toucher peu.

Et je ne me fais pas d’illusions : si d’aventure elle hérite, son père placera soigneusement l’argent sur sa tête. Ne faut-il pas protéger les femmes ? Ne faut-il pas les avantager, elles, qui s’échinent sans salaire, en leur permettant de survivre (ce qu’elles font si généralement) à la perte ou à la défection du nôtre ? Nouvel exemple — dirait un juriste — d’évolution dans la dévolution, de glissement vers le paterna materna. Je raille, certes. Mais je ne raille qu’un peu. Les Guimarch avaient trouvé mon geste naturel. Sans mérite particulier. Ils ne m’avaient même pas remercié.

6

Une année difficile, sûrement : la septième l’est souvent. Les gens ont un si huileux savoir-vivre pour nous parler de “votre charmante petite famille” que nous-mêmes, pour y penser, nous nous débarrassons malaisément de cette onction. Il faut du temps pour que la désillusion nous savonne ; pour que nous acceptions de nous apercevoir que certaines choses se sont affadies auxquelles nous tenions, que d’autres se précisent auxquelles nous espérions échapper.

Je n’ai pas un goût excessif des bilans. Je vis très bien sans m’appesantir sur la mécanique, en la laissant tourner. Mais depuis quelque temps il m’arrive de m’enfermer, de m’enfoncer dans un fauteuil, de m’interroger sur ce qui ne va pas.

Et ce qui ne va pas me semble toujours mineur, banal. Éric est un cas : il est rare d’être aussi nettement désarmé devant sa femme et devant l’existence. Reine est un cas. Moi, non. Il me suffit de regarder autour de moi pour m’en convaincre : je me retrouve tiré à des milliers d’exemplaires. Ce qui ne va pas se trouve intimement lié à ce qui va ; et par là même presque invisible. Mariette elle-même le voit-elle ? Elle est femme, le mariage est son métier ; ses parents, ses enfants, sa maison, tout pour elle fait écran ; elle vit et c’est sa force. Moi je commence à me regarder vivre et c’est ma faiblesse. Je me trouve ces temps-ci peu porté sur la satisfaction.

Voyez, d’ailleurs : c’est moi qui me plains ici et, en premier lieu, de quoi ? De ce que Mariette se plaigne ou plus exactement de ce qu’elle ne se plaigne jamais de l’ensemble et se plaigne constamment du détail. Un nuage passe, trois gouttes volent, elle geint :

— Quel temps !

La machine à laver, qu’elle oublie de huiler, se grippe. Elle la secoue, brutalise les manettes, s’exclame :

— Je l’ai fait réviser il y a six mois. Les ouvriers ne sont pas sérieux.

Est-ce une façon inconsciente de tout remettre en cause ? Peut-être. Les tissus n’ont plus la qualité d’avant. L’eau sent le chlore. Les chiens sur le trottoir renversent la poubelle. Les pommes de terre sont pleines d’yeux. Mes clients ont toujours les pieds sales ; ils laissent tomber des cendres partout. La femme de journée est en retard. Son compte d’heures est rarement juste. Si j’arrive quand elle plie les draps et que j’oublie de me proposer, elle jette :

— Surtout, ne m’aide pas ! Je vais me dédoubler pour tirer par chaque bout.

Mais si je veux ranger la vaisselle :

— De quoi je me mêle ! avec tes mains de coton…

Une heure plus tard, elle rêvera devant Gab d’un mari qui sache bricoler. Je ne sais rien faire. Éric ne sait rien faire.

— Ils ne savent faire que des enfants, dit Gab.

Ces enfants-là sont dans leurs jambes. Ils éparpillent des bouts de papier, des cubes, de la pâte à modeler ; ils braillent, ils se roulent, ils tapent des pieds. Mais la grognite s’attendrit, s’affaiblit. Ces monstres ne font rien que n’excuse leur âge.

Il y a aussi la douane.

Je ne prétends pas que Mariette me fasse les poches. Mais elle les vide maintenant avec soin, chaque fois que je change de costume. Il paraît que, faute d’avoir pris ce soin, j’ai laissé filer mon porte-billets chez le dégraisseur.

Elle questionne également de plus en plus, s’intéresse aux battements de mes horaires, place une oreille dans l’entrebâillement de la porte quand je téléphone. Il ne s’agit pas de soupçon : je l’ai cru un moment, mais je me flattais, elle ne m’accorde pas tant de crédit, elle est sûre de moi comme d’elle-même. Il ne s’agit même pas de curiosité : le mot serait trop faible. Il s’agit d’une envahissante routine où s’associe, à un croissant droit de chevance, l’obligation qu’elle a (et qu’elle m’étend) de surveiller les enfants, donc de tout savoir d’eux, à tout moment. Ainsi de la belle-mère et du beau-père, de Gabrielle et d’Éric, de Mme Tource et de Monsieur au bénéfice du féminin. Je suis toi, tu es moi, je sors sur tes deux jambes, tandis que sur les miennes tu restes à la maison. De toi je ne puis ignorer quoi que ce soit sans cesser un peu d’exister. Or je suis affairé, distrait, oublieux. N’ai-je point, tel jour dans la rue, rencontré telle personne ? Oui, je crois. Oui, à la réflexion, je l’ai croisée rue d’Alsace. Mariette s’exclame :