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— Et tu ne me l’avais pas dit !

Il y a ces questions d’argent ! Parfois aiguës, toujours lancinantes. Certes un petit-bourgeois s’estime pauvre, parce qu’il regarde au-dessus de lui, jamais au-dessous. Mes moyens, pour d’autres, paraîtraient une aisance (jusqu’à ce qu’ils l’obtiennent). Mais il reste vrai que — sauf pour des privilégiés dont la fortune même rend le rôle insipide — un homme dans son ménage ne cessera jamais d’être (et plus encore : de se sentir) dévoré. Si Mariette n’a pas d’argent, elle s’en passe. Si elle en a, elle ajuste aussitôt la dépense et, vivement, change de palier, me dépasse. La fierté d’être seul à nourrir quatre bouches ne m’est pas étrangère. Mais l’impression que l’intendance ne suit pas prédomine. Éric, qui gagne peu, donne tout :

— C’est bien le moins ! dit Mariette.

Et c’est bien le moins que je fasse mieux, puisque je le peux ; comme il est bien regrettable que ce mieux soit relatif, vite acculé à l’impossible — qui est pourtant le possible d’autrui. Voilà sans doute le plus décourageant : ce sentiment d’insuffisance, sans cesse entretenue par la quête de ceux qui ont des droits sur moi, mais dont la gratitude s’éteint dans l’habitude, tandis que leurs besoins montent à mesure que je les satisfais.

Il y a la solitude.

Je suis absorbé par des occupations sévères qui étonnent un peu, qui effarouchent souvent : je manie de la loi quand autour de moi se manient du linge, des mots doux, de la peau rose, des produits lactés. Je suis compétent sur des sujets étranges, étrangers, incompétent sur les domestiques. Ce qui m’intéresse ennuie ; ce qui m’ennuie intéresse. Mariette, qui cherchait à me suivre, au début, a bien d’autres chats à fouetter. La communication est mince. Sauf sur un point : ce que je fais produit de l’argent pour alimenter ce qu’elle fait.

Sans doute devrais-je prendre le quotidien à sa hauteur. Mais je n’en ai guère le temps. Ni le goût. Ni les moyens. Une Guimarch, chez elle, c’est comme une goutte d’huile dans l’eau : aussitôt elle s’étale. Moi, je suis comme une goutte d’eau dans l’huile : je m’y recroqueville, je fais perle.

Il y a l’absence de solitude.

En ceci, nulle contradiction avec ce qui précède. Solitude intérieure peut cruellement manquer de solitude extérieure. Il m’est pratiquement devenu impossible de m’isoler.

Dans mon bureau même, où les clients défilent, me poursuit un vacarme chaque jour grandissant. Et pouf, c’est Nicolas qui tombe, hi-hi, qui pleure, toc qui cogne, crac qui casse, tu-tu qui fait le train. Le transistor s’en mêle : Mariette aime balayer en musique. Le mixer broie, la machine à laver clapote, l’aspirateur ronfle. Les gosses de Gab — taille au-dessus — arrivent à la rescousse, montent à l’assaut des escaliers. Mariette crie, la chère âme :

— La paix, enfin ! papa travaille, là-haut.

La paix, nous ne l’aurons pas. Jamais. Même aux waters. Il y a toujours quelqu’un, quelqu’une, pour qui ça presse et qui vient secouer la porte. Un moment, mon refuge, c’était la salle de bains. J’aimais plonger tranquille, au petit matin, dans cette baignoire où le poil fait algue autour de moi, où le temps, le corps, les soucis perdent du poids. Mais Mariette proteste :

— Enfin, voyons, tu sors ? J’ai les petits à laver.

Il y a cette crise d’autorité.

Les enfants font à peu près ce qu’ils veulent. Pour eux la bouche de Mariette c’est, d’abord, la ventouse à baisers.

J’essaie bien de réagir. Mais comment, le soir venu, imposer à Nicolas une discipline que, tout le jour, nul ne lui a réclamée ? On me décourage vite :

— Tu vas le faire pleurer. Ce petit est si sensible.

Je laisse tomber. Parce qu’au fond, je n’ai pas grande envie d’intervenir. Mes pouvoirs, je n’aimerais pas qu’on me les conteste (et d’ailleurs on ne les conteste pas). Mais de leur exercice je suis embarrassé. Je manque de présence et d’attention pour les riens, les applications mineures de l’autorité qui m’ennuient — et même me désobligent.

Corollairement j’admets qu’en ce qui me concerne on y pourvoit. Quand il s’agit des “petites choses” Mariette, qui commande mal ses enfants, me commande très bien. Je n’y vois pas malice. Il me suffit de penser que pour les choses importantes, la décision m’appartiendrait. Rien de tel, on le sait, qu’un général, pour devenir à la maison deuxième classe, pour se reposer du galon en obéissant. On se dit : à chacun son secteur. Mais mon secteur se rétrécit.

Plus souvent sorti que rentré, discontinu, je ne saurais prévaloir sur la continuité de Mariette, toujours de service rue du Temple. Peu à peu, afin de courir à l’essentiel, je lui ai donné procuration sur le C.C.P., le compte en banque, le coffre. Elle a pour se débrouiller dans la paperasserie médicale des consultations, des vaccinations, des fiches de santé comme dans la paperasserie sociale des mille et une cartes, déclarations, certificats de vie (qui vous forcent à employer des heures de cette vie à prouver votre existence), elle a une patience féminine qui m’allège bien et m’ôte toute envie d’y remettre le nez. M’allégeant d’un souci, elle m’a aussi, peu à peu, allégé d’un pouvoir que je m’étais d’abord réservé. Ai-je besoin d’ajouter que la femme de journée, le laveur de carreaux, le facteur et les boueux, les encaisseurs, l’E.D.F., les commerçants, les assureurs, faute de me rencontrer, ne connaissent qu’elle ? Si les enfants, vaguement menacés de mes foudres les tiennent pour illusoires, s’ils se tournent incontinent vers leur mère pour réclamer quoi que ce soit, c’est pour la même raison. On ne s’incline que devant Me Bretaudeau, ès qualités. Qu’un client se présente et très réservée, très secrétaire, Mariette s’efface :

— Je vais voir s’il peut vous recevoir.

C’est même grâce à ce biais — nécessité de relations para-professionnelles — que j’ai réussi, après avoir échoué au Rotary (il y a des avocats plus connus que moi sur la place) à faire accepter par Mariette mon entrée au Club des 49, qui m’assure la liberté (relative) de mon samedi soir. Mais pour tout le reste le ton change :

— Il fait froid. Prends ton cache-nez. Si, si, je ne te demande pas ton avis, je ne tiens pas à ce que tu me ramènes un rhume. À propos, après le Palais, passe chez Grolleau, rue Voltaire. Prends les disques que j’ai commandés pour l’anniversaire d’Ariette.

Il y a ce relâchement : diurne.

Surchargée, Mariette ne peut évidemment pas, comme Reine, dont c’est la seule occupation, offrir à mon extase une gravure de mode, surmontée d’une mise en plis sculptée par un coûteux figaro. Mais je ne vois plus que du négligé. L’exemple de Gab, fille active, mais qui se nippe avec un laisser-aller méridional et tourne à la souillon, est d’autant plus regrettable qu’elle est sur ce point agressive :