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— Quand on rince son linge, bougonne-t-elle, on ne peut pas rincer l’œil du Jules.

Et même :

— L’emballage, ma foi, Éric sait ce qu’il y a dedans.

Mariette n’en est pas à ce stade. Mais le mari, n’est-ce pas, c’est le mari : un homme qui de toute façon, bretelles aux épaules, vous voit dans le même arroi, jarretelles aux cuisses ; un homme dont l’attachement se manifeste, chaque soir, par un détachement de boutons, libérant un peu trop de ventre en face d’un peu trop de poitrine. On ne s’habille pas pour lui : on se déshabille. Le tailleur, c’est pour la crémière ; le tablier, c’est pour moi. Les magazines sur ce point la sermonnent en vain. Toujours trop sûre de moi, trop sûre d’elle, s’estimant casée, donc délivrée de la parade nuptiale, Mariette n’a plus guère souci de m’exalter.

Il y a, cet autre relâchement : nocturne.

Oh, Mariette ne me refuse rien et je tiens à me faire honneur. Mais enfin, à dix secondes près, face à face, puis dos à dos, on peut méditer sur le paradoxe : Tu posséderas de moins en moins ce que tu possèdes de plus en plus.

Soyons franc. Qu’une fois suffise le plus souvent et qu’elle ne soit pas quotidienne, après quatre-vingts mois de mariage, il n’y a pas lieu de s’en étonner. On dit même que la grande ressource des amours continues, c’est de s’armer de continence, pour se remettre en bel appétit. C’est un point de vue d’homme. Je ne crois pas que ce soit celui de Mariette, qui ne dit rien, mais qui remue dans son lit d’une certaine façon quand je ne l’ai pas touchée depuis trois jours. Elle préfère confusément la rente. La rassurante rente. Le rite, la preuve par la fonction. J’allais dire : le devoir. Je dis : la politesse. On serre la main des amis, on embrasse une tante, on baise sa femme. Qu’il soit plus facile d’avoir, sur commande, la bouche ouverte que le bras tendu, n’en soufflons mot : l’image est déjà détestable. Mais qu’il faille à cet effet employer l’artifice, pourquoi ne pas l’avouer ? Sur cent maris, je tiens le pari, en est-il deux qui sincèrement puissent prétendre ne s’être jamais efforcés ?

Je me crois bien constitué ; j’ai eu, j’ai, j’aurai encore — et j’espère pour longtemps — les moyens de l’espèce ; j’entretiens même sur le sujet une gaillarde métaphysique : je trouve que de tous les plaisirs c’est le plus constant, le plus gratuit, le seul qui ne se démente guère, qui ne trahisse pas ; le seul qui par nature s’associe au gentil peuple des sentiments, qui vous raccorde à vos parents, à vos enfants, à toute la vie, par lui transmise.

Mais justement, il transmet trop. On a beau s’en conter, on compte aussi : sur des doigts qui deviennent moins frémissants. On sait ce que ça donne de se laisser aller. Et on sait ce que ça ne donne plus, ce que ça enlève à l’état de grâce de calculer son affaire : ce jour-là, quoi qu’on fasse, l’élan s’en ressent. Qui donc fait bien l’amour, compos sui ? Qui ne mérite pas le trait à double sens : oleum perdidisti. Voilà que je me réfugie dans le latin. Mais perdons la prudence…

J’avoue, chérie. Parce que je te dois ce que tu me dois, parce qu’il est d’usage d’y voir de l’ardeur, il arrive parfois que j’aie seulement envie d’avoir envie de toi. Pour me seconder, j’embauche d’abord le délicat. Oui. Son petit moyen, c’est la tendresse : une certaine tendresse, analogue à celle que nous vouons aux objets familiers dont nous nous sommes beaucoup servi, dont nous ne saurions ne plus nous servir sans nous détacher de nous-mêmes. Ce corps si lié au mien qu’il y retrouve son odeur, ce ventre signé par les grossesses, ce début de patte d’oie, au coin de l’œil plissé pour moi par sept ans de sourire, l’usure même en inspire un complément d’usage.

Malheureusement l’aide est fragile. Alors j’embauche l’indélicat. C’est lui qui soudain t’étonne, te retourne, t’offre d’une fantaisie l’illusion virile, parce que tu ne sais pas qu’ainsi c’est une autre que je racole : complaisante, un peu putain, déconjugalisée. C’est encore lui qui, par procuration… Eh bien oui, quoi ! On rêve. On substitue. Je peux te tromper, chérie, avec toi-même. Tu es ma fiancée d’il y a neuf ans, tu te laisses convaincre sur ce divan de la rue des Lices où tu as failli me céder avant l’heure. Tu es Odile, pas l’actuelle, mais l’ancienne, remise à plat dans les jonquilles. Tu es cette petite avocate dont tout le Palais est fou. Tu es cette petite garce de Simone, pucelle ou pas, c’est selon, varions ce lévirat, pour qu’en toi, bien réelle, s’incarne une aventure, dont après tout, les joies sont innocentes.

7

Cinq avril. On se plaint de mal fonctionner et c’est à ce moment même qu’on fonctionne trop. Au temps des plaisanteries d’étudiant, un carabin de mes amis disait :

— C’est étonnant que mes confrères, si férus de statistiques, n’aient pas entrepris de savoir combien de fois un homme fait l’amour à sa femme avant de la rendre enceinte des 2,35 enfants que les Français acceptent et des 7,65 que, paraît-il, ils évitent ou refusent, sur les dix qu’en moyenne le couple pourrait avoir. Ça serait un intéressant complément d’information. À mon avis, compte non tenu des convictions, de l’ignorance, de la maladresse, qui l’aggravent, le risque chez les prudents est de l’ordre de un pour cent. Ça n’a l’air de rien. Mais la répétition…

Un jour, trois jours, six jours de retard. La mine de Mariette s’allonge. Mme Guimarch survient, puis Gabrielle et elles ont de nouveau des airs discrets, elles tiennent de nouveau ces conciliabules au cours desquels, si je viens à passer, on me regarde de biais. À ce stade Mariette, qui, au début, m’alertait, a cessé de le faire. Il y a des méprises. Il y a des moyens, efficaces s’ils sont hâtifs (ou du moins réputés efficaces parce qu’ils sont hâtifs, parce que la nature se ravise). Je me tais, je fais le gros dos, je ne demande rien. Je cache ma satisfaction de n’avoir pas à m’en mêler, puisque Mariette ne le désire pas et ne veut avoir affaire qu’à son clan : ce clan que je trouve abusif et qui, pour une fois, me semble dans son rôle. Je me sens lâche. Je me sens tendre. J’enveloppe d’attentions une Mariette revêche, qui porte son inquiétude, qui balance entre deux sentiments, qui m’en veut de son état et s’en veut de m’en vouloir.

Quinze avril. Mariette a sans succès avalé quelques drogues. Les calculs se font moins discrets. Mme Guimarch me lance, de plein fouet, comme si j’étais dans le coup depuis le départ :

— Dix jours, c’est la limite.

On téléphone, à des amies que j’identifie mal :

— Tu sais, je suis ennuyée. Tu n’aurais pas…

L’amie n’a pas, mais en connaît une autre qui a. Ce qu’elle a n’a peut-être aucune vertu et des discussions feutrées, sur des exemples précis, s’éternisent. Enfin, au tardif douzième jour, une petite boîte arrive. Elle ne contient que trois ampoules au lieu des cinq dont l’effet était assuré décisif. Mme Guimarch emmène les enfants au Mail, tandis que Mariette, debout dans un coin de la cuisine, une fesse à l’air, se fait piquer par Gabrielle, qui n’hésite jamais, qui larde franchement, comme une infirmière, et remonte aussitôt le slip en grognant :

— Si j’avais eu quelqu’un pour m’en faire autant…

Trente avril. Peine perdue. Il était trop tard ; ou le produit ne valait rien ; ou la quantité n’était pas suffisante. Mariette et sa mère viennent de rentrer de chez Lartimont où elles sont allées apprendre ce qu’elles savent. Je les entends piétiner en dessous dans la salle, en compagnie d’Ariette qui gardait les petits et de Tio, qui montre de plus en plus une passion de retraité pour venir aux nouvelles. J’expédie — lentement — une cliente : la femme d’un petit escroc aux assurances qui depuis une heure cherche à m’intéresser au cas de son mari et à repousser le versement de la provision. Enfin, elle s’en va. Je descends. Je comparais. Nicolas armé d’une de ces éternelles sucettes que sa grand-mère lui met en main, l’englue avec gratitude ; Loulou biberonne sur les genoux d’Ariette. Mariette se tasse dans un fauteuil, repliée sur l’invisible troisième. Ah ! nous sommes loin de la première annonce faite au mari lors de la bienheureuse conception de Nico !