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Moi-même je ne la rencontre plus guère. J’aperçois à peine, de temps à autre, la Mariette coiffée, habillée, destinée à plaire, la femme en repos faite pour le mien. Entre elle et moi, il y a toujours du tablier et autour du tablier un cercle d’ustensiles en action. Ses mains sont des outils ; ses yeux des voyants de contrôle. Mariette, d’abord, est sa propre bonne : une bonne à plein temps qui passe pour une privilégiée parce qu’elle a une femme de journée, qui l’aide quatre heures par jour, au tarif syndical, quand elle-même en fait douze gratuitement. Certes, elle abandonne aussi quelques tâches au 220.

— Toutes ces mécaniques, lui a dit tante Meauzet, ça simplifie bien les choses.

— Oui, a répondu Mariette, avec une machine à déshabiller, une machine à cuisiner, une machine à faire le marché et quelques autres du même genre, sans oublier un œil électronique dans le dos pour la surveillance, ça pourrait aller.

— Tu t’ennuierais ! s’est exclamée la tante.

Le mot a fait fortune, à la maison. Quand d’aventure Mariette s’assied un instant, pour souffler, elle ne tarde pas à rebondir de sa chaise :

— Allons ! Cessons de nous ennuyer. Je rejoue.

Quelquefois, elle ajoute :

— Je deviens imbattable à ce jeu-là.

Et c’est vrai. De geste en réflexe, Mariette (regardez-la, cra-cra-cra, couper les pommes de terre) parvient à des virtuosités dont elle se flatterait, si ce n’était l’usage en notre distinguée société de les considérer comme ancillaires. Elle ne déteste pas toutes ses tâches. Elle n’en déteste pas l’ensemble, même lorsqu’il lui arrive de crier :

— Ah ! J’en ai assez, je démissionne…

Mais désormais elle est abrutie par la répétition. Elle se sent engloutie dans le servile. Elle le reconnaît, du reste. Elle le dit. Elle le répète même avec insistance, où perce un certain goût de jouer les victimes. Nul ne la complimente impunément sur son ménage. Tio survient, quand elle repasse, admire son coup de fer :

— J’étais faite pour ça, hein ! dit Mariette.

Tio insiste, pointe le doigt vers un col de chemise, le compare au sien qui plisse aux pointes. Mariette s’exclame :

— C’est qu’elle n’a pas son bac, votre repasseuse ! Moi, j’ai fait huit ans de lycée pour en arriver là.

Tio d’ailleurs, pour les doléances, c’est l’oreille favorite. Mme Guimarch ou Gab sont déjà convaincues et depuis longtemps résignées. Tio, lui, a le cœur tendre des militaires qui n’ont jamais fait turbiner que des hommes. Il n’a jamais été marié. On peut tout lui dire, sans l’offenser, même ce qui m’offenserait. On sait bien que par ses soins, ça me reviendra, bien enveloppé. Tio a droit aux belles formules :

— Oh, la la, le mariage, mon oncle ! On s’engage comme âme sœur, on se retrouve sœur converse.

Il a droit à des considérations précises :

— Faire toujours la même chose, passe encore ! Ce qui me tue, c’est la série. Quand j’ai du slip à laver — et il faut voir ce que c’est, avec Nico, qui mériterait qu’on lui mette le nez dedans — quand j’ai du slip à laver, forcément, c’est une demi-douzaine…

— Oui, dit Tio, glissant vite aux idées générales, le pire, c’est le coefficient.

Ce mot-là, aussi, a fait fortune chez nous. J’ai mon coefficient, fait observer Mariette quand nous sommes tous là. Et la soupière, quand l’étranger la considère (ce qui est rare), appelle la remarque : c’est qu’il en faut pour mon coefficient ! Selon le jour, le ton est très différent : gentillet, las, orgueilleux, tendre, hargneux, indifférent. Ce qu’elle pourrait faire dire aux chiffres, Mariette ne l’a sans doute jamais calculé. Mais moi j’y songe quand, incessante, elle coupe tant de morceaux, elle brosse tant de manteaux… Le coefficient ! Il est lui-même redispersé par les multiples. Si du simple quatre relèvent les bouilles à débarbouiller, en relèvent également les oreilles, les mains, les pieds à laver (quatre fois deux huit), les ongles à curer (quatre fois dix quarante) ou encore les dents, de compte imprécis à cause des dents de lait. Si du simple six relèvent les taies d’oreillers, les mouchoirs, le coefficient rencontre un exposant pour les chaussures (six exposant deux), pour les assiettes (à soupe, à viande, à dessert : six exposant trois). Et ce n’est rien à dire : un autre aspect de la question l’aggrave. Le matin, nous sommes encore six au petit déjeuner. Mais je prends du thé, Mariette du chocolat, Nico du Banania, tandis que les trois derniers en sont encore à la blédine. Le nombre s’affole dans la diversité.

3

Mais pourquoi en remet-elle ?

Cette question, je ne la lui ai pas posée. Ce n’est pas possible : elle ne la supporterait pas ; sa mère encore moins. La mienne elle-même partagerait sur ce point l’indignation des femmes censurées dans leur zèle. Voilà une fille qui s’éreinte et j’irais, plein de gratitude, me plaindre qu’elle exagère ! J’aurais bonne mine. Il serait trop facile de prouver qu’au contraire, à son grand regret, sur certains points, Mariette loin d’en remettre se trouve obligée de laisser aller. Ce qui est vrai. Ce qui me forcerait, pour rester franc, à devenir tout à fait odieux, à dire que justement, sur ces points-là, la négligence de Mariette me navre, qu’à mon avis il valait mieux céder sur d’autres… J’entends les cris ! Quoi ? Quels autres ? Il faudrait préciser. Il faudrait en avoir le courage ou, plutôt, la cruauté. Si elle n’a pas choisi de céder sur ces points-là, ma femme, c’est que ce sont précisément ceux où elle en remet ; donc, qui lui tiennent à cœur ; donc, indiscutables, à moins d’admettre que je me sente lésé, que je plaide pour mon saint, que je sois un égoïste, que le père en moi ne vaille pas la mère en elle…

Car il s’agit des gosses. Cessons de tourner autour, avec confusion. Il s’agit des gosses. Voilà, c’est dit. Je suis un père qui trouve que leur mère en fait trop pour eux. Je ne dis pas qu’elle n’en fait pas assez pour moi. Non. Encore que… Mais passons. Ce qui m’exaspère, c’est de voir Mariette, non seulement installée dans l’esclavage, mais incapable de s’ôter la plus petite occasion de l’alourdir.

J’en ai fait la remarque à Tio. Il a froncé le sourcil. Il a grogné :

— Exemple ?

Et je me suis trouvé pris de court. Des exemples. Ils surabondent. Mais ils sont toujours très minces. Un seul ne signifie rien. Il faudrait en citer cent. Le premier venu — mais était-ce le premier venu ? — m’a pourtant semblé péremptoire :

— Eh bien, tenez, les smocks… Elle est enragée de smocks ! Elle bâille, elle a les paupières qui lui tombent sur le nez, mais tous les soirs en ce moment, une fois couchée, elle brode des robes pour les petites.

— Et tu attends ! a dit Tio.

Oui, j’attends. De pouvoir dormir. Et l’heure s’use, que jadis nous estimions la meilleure ; que nous passions, parallèles, à respirer, à murmurer, dans la même ombre ; qui maintenant me semble longue ; et qui me voit endormi, sur la gauche, quand elle renonce, les yeux brûlés, pour se coucher sur la droite.

Passons. C’est sûr, il lui faut des poupées, bichonnées, avec des choux, des nœuds, des fronces, des franges, des jupettes à plis, de tendres chemisettes et de la boucle qui tombe dessus : tout ce qui demande un raffinement de l’aiguille, du fer, du peigne fin, tout ce qui réclame la brosse douce et la mousse de lavages compliqués. Déjà, je trouvais les garçons trop minets dans les petites culottes de velours, qui découvrent de la cuisse si fraîche, mais s’usent plus vite que le parquet ; je me disais qu’une salopette leur donnerait l’air plus malin, plus mâle, en modernisant la tradition rustique du sarrau gris dont nos mères, pas folles, ensachaient ces gaillards-là.