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Pas question. Vive le mignon ! Avec les filles, c’est devenu du délire, de la culture de fleurs au sein de l’ouragan. Je ne nie pas qu’au passage, cueillant l’une, cueillant l’autre, j’aime frotter de la barbe aux joues de ces minaudières qui pépient :

— Papa, tu piques !

L’oscillation est déjà toute Guimarch : appuyée, prolongée. Mais ces ventouses roses m’engluent de je ne sais quoi. Le derrière est, dans ma main, humide. Le reste est du chiffon qui grouille. Mariette survient, se récrie, s’empare du paquet, change la robe pour une autre bien repassée, la culotte pour une autre bien blanche, repeigne, refait le bouquet, le hume, l’aspire, le lâche enfin dans la nature et gronde, tournée vers moi :

— Tu te rends compte ! C’est la troisième fois que je la change aujourd’hui.

Et les jouets ! N’est-ce pas aussi un exemple ?

Je dis même que c’est un scandale, un gaspillage organisé. En avions-nous le dixième ? Étions-nous plus malheureux ? Nos parents, relayés par nos parrains, étaient-ils moins chaleureux ou moins bêtes ? Quelles sommes leur avons-nous épargnées, nous qui aimions inventer nos simulacres ? Oui, je sais, depuis lors, s’est montée l’industrie des loisirs et, à l’étage au-dessous, celle du jouet. Mais ce qu’il y fond d’argent m’ahurit, autant que la sottise des donateurs, aux cadeaux toujours en avance sur l’âge des donataires. Je vois ces meccanos dont le balai emporte les vis ; ces ménageries dont les fauves à pattes cassées sont censés dévorer les moutons de la ferme ; ces épiceries qui se regarnissent à la cuisine de sel, de riz, de mie de pain, vite absorbés par les rainures du parquet ; ces grues, ces tanks à piles défuntes, tractés par des bouts de ficelle ; ce sublime ensemble ferroviaire — avec grand huit, signaux, tunnel et transfo — dont personne ne sait se servir, sauf Tio ou moi, qui n’arrivons jamais à rassembler les pièces éparses. Je vois tant d’autos miniatures, de baigneurs, de nageurs, de poupards désossés qui naguère fermaient les yeux, disaient maman, faisaient pipi ; et tant de pâte à modeler, éperdument créatrice, jaspée par les mélanges, en boudins, en crottes, en médaillons collés au tapis ; et proposés par tant de marques sur d’astucieux cartonnages, tant de découpages éparpillés, avec ce qu’il reste des jonchets made in Japan, des combinés made in Germany, des cartes, des pions, des billets de la banque du Petit-Monde ; et surtout, partout, criant du vert, criant du jaune, criant du rouge, cette marée de plastique : bibelots de quatre sous, bricoles indéfinies, réglettes, mini-soldats de vinyle, ardemment exhumés du fond de trente-six boîtes pour être aussitôt cassés, oubliés, abandonnés sur le tas multicolore… Assez ! Assez ! N’en jetez plus ! Mais en voilà encore, mais en voilà toujours. Le ciel polymérise pour les enfants du siècle. Mariette rentre. On se presse, on poussine autour d’elle qui aime tant faire la fée, qui, sans attendre d’en avoir besoin, décortique des paquets de lessive en disant naïvement :

— Je les prends toujours par quatre, pour qu’ils aient chacun leur surprise. Ça les fait tenir tranquilles cinq minutes.

Ce que démentent aussitôt les cris d’Yvonne, qui voulait le Pluto et qui a eu le Bambi.

Et nos menus ?

Jambon, escalope, œufs à la coque ou œufs à plat (comme disent les petits), omelette (de partition moins aisée, contestée, à cause des pointes qui rétrécissent le morceau), nouilles (la coquillette de préférence, qui s’enfourne sans incident), purée de pommes de terre.

Et sur toute la gamme C12 H22 O11 : entremets, confitures et gâteaux.

Et la conversation conjugale ?

Comme la cuisine, la voilà simplifiée, ramenée au niveau de l’enfance. Tio lui-même en convient :

— J’imagine, dit-il, que le massacre des saints Innocents en Judée, avait pour quelques années fait monter le niveau culturel !

Et nos sorties ?

Les voilà aussi rares que sont devenus les amis. Il en reste, du genre Tource, avec qui le dialogue (voir plus haut), de mère en mère, demeure rebondissant ; et qui ont la télé pour boucher les trous.

Mais quand nul n’est enrhumé chez les uns comme chez les autres (chance — ou plutôt malchance — calculable : 6 Bretaudeau, 6 Tource, à 10 jours de coryza par tête, en voici donc 120 — un sur trois — de fichus), quand les maris sont disponibles, quand les femmes sont disposées, quand ce n’est ni lundi (jour de fermeture des boutiques) ni jeudi (jour réservé aux enfants) ni dimanche (jour réservé aux parents) reste le problème majeur : la garde. Ariette est moins libre depuis que, lasse d’attendre un mari (que cette situation, sait-on jamais, pourra tenter) elle a repris la gérance de la succursale. Simone ne cache plus que, des neveux, elle en a jusqu’aux yeux. Mamoune a moins d’entrain, se laisse parfois clouer par la sciatique. Grand-mère se couche tôt et elle est bien austère. C’est Gab, la surchargée, qui vient le plus souvent, laissant sa fille aînée, Martine, précocement impérieuse, sérieuse et ménagère, caporaliser — père compris — le reste de la smala. Enfin quelquefois, Mariette, sans enthousiasme, s’adresse à l’Aide familiale, embauche une étudiante, qu’elle assote de recommandations :

— Surtout, s’il y a quoi que ce soit, prévenez-moi. Appelez le 22.14. Ne donnez rien aux petits. N’ouvrez pas les fenêtres. Mais laissez les portes entrebâillées et jetez un coup d’œil tous les quarts d’heure. Marchez doucement. Loulou a un sommeil d’oiseau.

Longuement attardée par d’ultimes étreintes, Mariette, enfin s’en va, tirant le pied à chaque pas, comme si la retenait quelque long élastique. En arrivant, elle murmure avant de sonner :

— Pourvu que Marianne n’en profite pas pour me faire une crise d’acétone…

Une heure plus tard dans l’euphorie entretenue par les confidences de Françoise Tource sur la gastrite de son dernier, elle n’y tient plus, elle guette du regard. Françoise comprend, lui souffle :

— Tu veux donner un coup de fil ?

D’un bond, Mariette est au téléphone. Elle s’indigne parce que ça sonne longuement :

— Quoi, c’est insensé, cette fille dort.

Non, elle répond. Tout va bien. Mariette se rassied, jette un œil sur le feuilleton télévisé ou consent à écouter Tource dans un numéro d’imitation de son directeur. Avec un sourire tendu, avec un doigt sur la bouche, instinctivement, quand fuse un éclat de voix. Et, très vite, elle sera sur le bord du fauteuil presque levée, la paupière aux aguets, attendant le chocolat glacé ou l’orangeade finale, la bien-nommée “boisson longue” dont les hôtesses polies se servent pour donner le signal du départ.

Et nos réceptions, aussi rares, en tous points semblables, à ceci près que les rôles sont renversés ? Et que ces jours-là, la pendule de la salle avance toujours de vingt minutes.

Et cette façon de juger nos visiteurs, en vertu de la chanson j’ai apporté des bonbons ?

La cote de Gilles, notre familier le plus tenace, est haute, parce qu’il n’oublie jamais.

Et ces inspections minutieuses de tous les orifices, cette chasse au bouton du bout des doigts glissant sur la peau de pêche, ces enveloppements dans la serviette-éponge, ces longs séchages après le bain-bain ?