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Ainsi, plein de mérite — mais vous méfiant d’y croire — il vous sera accordé l’estime ordinaire vouée à ceux dont on ne parle pas ; dont on sait qu’ils ne sont pas des aigles ; dont on se dit que c’est bien ainsi, les aigles d’ordinaire ayant du bec pour dévorer ce qui s’agite autour d’eux. Vous serez réputé sans histoires ; donc heureux ; avec ce que cela comporte de rapide bénédiction, de fausse considération pour un état dont le commentaire assure toujours qu’il doit être simplet.

Et vous serez en effet quelque chose comme ça. Mais oui, mais oui. Il n’y a pas de quoi vous vanter, il n’y a pas de quoi rougir. Nul n’est heureux qu’au petit bonheur, de temps en temps, sans trop le savoir ; et ces grâces émergent d’un océan de routine et d’ennui. Je compte pour rien les moments béants : dans un fauteuil qu’encense la pipe ; devant la télé ; et même au fond du lit, Me Bretaudeau près de Mme Bretaudeau, tous deux enfouis, sans dormir, sans parler, sans bouger, dans la commune chaleur du commun couvre-pieds. Je parle des moments béats.

Ce soir même, au besoin, je vous prends sur le fait. Je vous photographie à l’instant du bonsoir-à-papa, quand foncent vers vous quatre petits pyjamas.

Au bénéfice des plus longues jambes, Nico saute le premier et tandis que vous le tenez, tandis que vous lui rappelez le trait vengeur de sa maîtresse sur son carnet de notes : ne se distingue par son silence que pour les récitations, il rit, il vous force à rire, il commence à défaire — c’est son privilège — votre nœud de cravate. Loulou, qui suit, qui s’avance, la braguette peu boutonnée et ses cheveux extra-fins dilués dans l’air, comme il se frotte et s’enfonce ! Yane, qui ne suce pas son pouce, mais son index, et le tient toujours en l’air, humide et rose, pour ne pas le salir, le renfourne aussitôt comme pour rebiberonner le lait de vos tendresses. Et Vonne, enfin soulevée, bat l’air de ses pieds nus. Allons, maître, allons ! c’est toujours ça de pris.

7

Et toujours, et toujours l’éternel problème, trois cent soixante-cinq fois nocturnes : l’amour à faire.

À faire régulièrement comme on fait la cuisine, comme on fait le ménage, comme on fait le lit où justement il se fera. L’amour, petit a, complément de l’Amour, grand A, dont nous sommes censés vivre, dont nul ne doute, ni ne veut douter qu’il ne soit, même défraîchi comme les rideaux, comme les papiers de la maison, finalement comme elle aussi resté en place. L’amour, preuve que l’Amour c’est toujours comme ça. Mais preuve par deux, oh la la ! désormais montée à six. L’amour qui, dans la grève du rêve, reste un cauchemar pour le calendrier.

Attention ! dit une voix dans l’ombre, où nous semble levé quelque doigt menaçant — ce doigt que, peut-être, si vous n’êtes pas sage, vêtira de caoutchouc le doigtier du médecin. Attention ! Mariette, la dernière fois, a déjà eu des histoires avec son calcium. Un enfant de plus et elle peut devenir sourde.

Attention ! murmure une autre voix. La santé, le plaisir, l’entente par en bas, ça compte, ça vous fait l’haleine et l’humeur fraîches. Et d’ailleurs on est marié pour ça. Et sans ça on ne l’est plus, on fournit l’occasion de soulager ailleurs la vilaine nature. Se servir de ce qu’on a, accommoder les restes et d’amour comme de pain nourrir la bouche ouverte, c’est vertu ménagère. On n’y peut pas manquer… Arrangez-vous. La suite, également ménagère, doit être prévue dans la petite armoire de pharmacie.

Ouais, je suis un délicat. La bête à deux dos, ce qui peut la rendre libre, en ses meilleurs ébats aussitôt la transforme en sujet de l’hygiène. Ce qui sauve les fins perd les commencements. L’amour, déjà, ne ressemble que trop au miracle du paon : qu’il faut voir du bon côté, car de l’autre ce flamboyant chef-d’œuvre s’irradie autour du point noir du croupion. C’est désolant, mais sûr ; le mariage fait le tour. Comment l’éviter au cours de ces pointages, de ces discussions préalables, hérissant en moi l’être à fonctionnement sec ? C’est désolant, mais indispensable. La lune, au firmament, tourne, mélancolique ; et la peur l’accompagne jusqu’au dernier quartier, jusqu’au moment où l’on dit : ouf ! On n’en sort plus. On n’en dort plus. Au prix de tant de layette, le plaisir, qui ne coûtait rien, coûte vraiment trop cher.

— Ce truc ! dit Gab, qui ne mâche pas ses mots. On y vient se régaler et c’est fait comme un piège.

Mme Tource, Mme Dubreuil, Mme Garnier, Mme Danoret, Mme Jalbert, pour être plus discrètes, ne murmurent rien d’autre. Tout se sait. C’est même étonnant comme en ce domaine on apprend ce qu’on n’a aucune envie de savoir. Les affres des bonnes amies chacune les confiant à chacune, dans un cercle recoupé par beaucoup d’autres, nul mari, assez confident de sa femme, ne les peut ignorer ; et sans avoir jamais soulevé ces files de jupes, il est comme assailli par ce qui passe en dessous. Françoise Tource elle-même, si pieuse, est — dit-on — au martyre de choisir tour à tour, en son chef de bureau, l’époux navré de s’abstenir, l’époux navré de se retenir.

Gab en est au pessaire : la pose, la dépose alimentent une chronique qui se transmet à voix tout à fait basse. Mariette compta sur moi, longtemps. Dans la paix du cœur. Qui fait ce qu’il doit, il doit le faire comme il faut, jusqu’au bout ; et de ce qu’il faut lui seul est averti, lui seul est responsable. Il y a là, je l’avoue, moins de prophylaxie, mais une confiance qui passe nos moyens. Mariette en est revenue. Et la double phobie qui torture son âge (Vais-je prendre du poids ? Vais-je prendre de l’enfant ?) la pousse vers les balances et vers les précautions. Angevine pourtant, donc inquiète de tout, du légal, du moral, du médical et pour tout dire de la nécessité de s’intégrer au normal, elle a commencé par retoucher sa métaphysique :

— Enfin, qu’est-ce qu’ils attendent ? Jadis, la moitié des enfants mouraient en bas âge. Maintenant ils vivent. On doit se limiter.

Pour arriver à la bonne conscience, elle est devenue agressive :

— Ils me font rire avec le droit de vote ! Et avec la liberté sexuelle, donc ! Du vent ! Quand la fille est devenue femme, sa libération suppose celle de ses charges : en premier lieu, le droit d’en refuser d’autres…

Le génie venant aux femmes quand il est question d’elles, Mariette m’a même servi des formules étonnantes dans une bouche habituée à tous les consentements :

— Ce n’est pas vivable de vivre au péril d’une autre vie ! Mais ils pensent que sans ça nous deviendrions trop fortes : la fin de notre peur fait peur.

Ainsi jugeant les attardés (“Ils”, les légistes : caveant consules !), Mariette s’est répandue parmi ces livres qu’une forte publicité annonce “discrètement livrés à domicile” et où “un médecin révèle comment avoir les enfants que vous souhaitez”, c’est-à-dire dans le langage de la sainte hypocrisie, comment ne pas avoir les enfants que vous ne souhaitez pas. Mais l’oracle technique — respectueux des lois de 1920 — ne fournissant pas de détails, nous nous sommes rabattus sur ceci ou cela, par celle-ci ou celle-là longuement éprouvés. L’exemple de Gab n’a pas été suivi : je ne sais plus quelle cousine, dans les mêmes conditions aurait fait une tumeur. Nous avons eu des boîtes. Nous avons eu des tubes. Comme c’est bon, la spontanéité ! Vite, vite, chérie, cours à la petite armoire. Je tiens. Je suis vaillant, jusqu’aux introductions. Mais quoi ? Un enfant crie ? Va voir, mon amour. Ce doit être Loulou. Il a mangé trop de pêches, ce soir. Va. J’attendrai. Et même en attendant, à la lueur douce de la veilleuse, je lirai sur le tube, pour mon instruction, la formule de la Jelly dont l’inventeur affirme que parmi ses active ingredients elle contient : Ricinoléic acid, 0,70 % ; Boric acid, 3 % ; Disobutylphenoxypolyethoxyethal, 1 %…