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Hélas, on ne devrait pas s’informer de trop près. Quand tu reviendras, chérie, je crains que tu ne sois toute protégée de moi.

1964

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Encore une année comme les autres ; encore des vacances comme les autres.

Voilà un bout de temps que, sur la pression de leurs filles — citadines en qui, seul, le balnéaire Armor fait remuer le sang breton — les beaux-parents ont vendu leur baraque de Montjean pour acheter à Quiberon, route de Port-Issol, la villa Domisiladoré. Le nom leur en a paru peu celtique. Ils l’ont débaptisée pour l’appeler d’abord Ker Guimarch. Mais ces Bretons de l’Anjou, exilés de leur langue, ayant fini par apprendre que le malheureux Ker, mis à tant de sauces, n’a jamais signifié maison et regrettant ce qu’il y avait dans le premier nom de si typiquement accordé à leur enthousiasme, ont rectifié le tir. Sur le tronc du cyprès qui signale la maison — ultra blanche à parements de granit — est désormais cloué cet écriteau :

Éric loue le sous-sol ; moi, le premier ; la belle-mère se conserve le rez-de-chaussée, où se trouve la pièce commune, forcément meublée de bretonneries à rosaces et décorée d’assiettes de Quimper où rutilent du coq, du saint Yves, du saint Guénolé, du plouc en folklorique costume. Des calculs judicieux, basés sur le principe d’une part par adulte et d’une demi-part par enfant, ont abouti aux résultats suivants :

Les Guimarch senior : 4 a = 4 p

Les Guimarch junior : 2 a + 4 e = 4 p

Les Bretaudeau : 2 a + 4 e = 4 p

Comme en l’absence des hommes, on aboutit également à 3-3-3, nous payons donc chacun le tiers des frais de ravitaillement, le coefficient d’appétit qui avantage le boulimique beau-père ayant été tenu pour nul et se trouvant d’ailleurs largement compensé par la modicité de la location dont le “rapport” selon la belle-mère, est loin de couvrir l’entretien de la maison. Compromis entre la prudence et la générosité, Ty Guimarch assure avant tout le grand regroupement annuel dans l’iode armoricain. On y voit même Reine qui descend à l’hôtel voisin (deux étoiles B) pour ne pas avoir à faire la queue devant la salle de bains. On y voit aussi des cousins, de diverses branches, qui viennent camper dans le jardin. Il n’est pas rare que deux douzaines de Guimarch ou d’alliés s’élancent chaque matin, armés d’épuisettes et de crochets à crabes.

Vers ce haut-lieu, le premier juillet, chacun conduisant les siens bourrés de Nautamine, monte une caravane de trois voitures qui, après le déjeuner à la Roche-Bernard, après les arrêts-nausée, les arrêts-pipi, les arrêts-essence parvient vers les six heures à Saint-Jusant.

Mais Éric ne prend ses congés payés que le premier août, date à laquelle le beau-père, chargé de tenir la bonneterie avec l’aide d’une vendeuse, peut décemment baisser le rideau. Moi-même, j’ai des affaires à suivre jusqu’au 15 juillet et je profite en général de la fin du mois pour mettre ma paperasserie en ordre. Après avoir aidé à déballer, nous faisons demi-tour. Éric laisse sa guimbarde sur place, pour les courses de ces dames, et rentre avec son père dans la 220 SE qui fait le récent orgueil de la tribu et que les enfants surnomment la Mémèrcédès. Moi, je reviens seul.

Elles avaient eu d’abord cette idée incroyable : organiser l’intérim. Mme Guimarch nous voyait très bien prendre pension rue des Lices. Elle serait même allée jusqu’à nous prêter sa bonne. Nos femmes, qui se harcèlent mais ne peuvent se passer les unes des autres, ignorent que leurs hommes, qui s’épargnent volontiers, ne sont pas grégaires. M. Guimarch a coupé court :

— Une bonne pour trois, quand vous êtes la douzaine, non, Mamoune, tu as besoin d’elle.

Il tient trop à pouvoir déserter. Un jour sur deux, pendant le veuvage, il pêche en Sarthe ; il s’offre des ventrées de friture. En fin de semaine, Éric l’accompagne : ce corniaud n’a pas son pareil pour choisir les esches, pour glisser le bouchon dans la bonne coulée. Ce sont les seuls jours où le père Guimarch se retrouve un fils digne de lui. Je ne les vois jamais. À chacun sa paix.

La mienne est totale. La femme de journée, une Vendéenne, est elle-même en congé, elle a rejoint son bourg natal, près des Sables-d’Olonne, d’où elle m’a envoyé une carte postale, avec la Sablaise de rigueur prête à s’envoler tant elle a de coiffe. Je me débrouille. J’ai décidé une fois pour toutes que je préférais être un seigneur mal servi que mon propre valet. Retourner le matelas, refaire le lit chaque matin m’a toujours semblé un rite plus qu’une nécessité ; il suffit de tirer les draps. Le coup de balai n’est pas non plus d’une utilité quotidienne. On a beau être seul et glisser comme une ombre, meubles et parquet deviennent gris : l’air, dirait-on, est lui-même parti en vacances, là où les gens vont le chercher, et la poussière, qui n’a pas suivi, dépose. Vous pouvez jouer du plumeau, cet objet ridicule qui ressemble à un croupion de volaille, une semaine plus tard vous en trouverez autant. Alors pourquoi s’acharner ? En août, je serai moi aussi maritime et il en retombera assez pour qu’il soit impossible de savoir si la couche date d’un ou de deux mois. Au surplus, quoi que je fasse, Mariette en rentrant s’exclamera toujours :

— La belle écurie !

Je ferme tout. Chambre à coucher et bureau me suffisent.

Au début, par acquit de conscience je vidais les placards et le frigo. Il y a toujours là de quoi durer une semaine. Puis j’allais acheter des œufs en gelée, des cassoulets, des salades de museau dans de petits cartons, des biftecks. Mais le seul bifteck force à salir, donc à laver au moins une poêle et une assiette, sans compter les couverts. La scie à pain fait des miettes partout. Le beurre, dont je consomme une noix, est vite rance. Le boucher m’intimide ; je ne sais pas évoluer sur sa sciure ni préciser dans quoi il doit me couper ma viande. Tous comptes faits, il est plus expéditif et moins coûteux d’aller au Libre-service de la rue de la Gare. C’est la solution que depuis longtemps l’oncle a adoptée. Deux fois par jour, il quitte le studio rempli de coloniales dépouilles qu’il habite au coin du boulevard Foch et de la rue d’Alsace, dans l’étonnant immeuble style 1928, qu’un mosaïste nimba d’or et de bleu. Assurant du même coup son footing, il vient se garnir un plateau. Il s’installe, il m’aperçoit :

— Pstt ! fait-il pour m’attirer à sa table.

Et dès que je suis assis :

— Le célibat a du bon, hein ? dit-il. Tu vois, tu peux manger des tripes.

Une autre solution, c’est de jouer les pique-assiette. Mais les amis sont dans mon cas, pour la plupart. La méthode a d’ailleurs des inconvénients : je m’étale mal chez autrui et le bouquet de rigueur coûte plus cher que la gargote. Alors je fais ce dont Françoise Tource, en ses colères, menace publiquement son mari (d’une voix si puérile qu’on l’imagine pommant de nouveau dans le chou) : je retourne chez ma mère. Juillet, c’est mon mois Bretaudeau où je fais retraite pour affronter le suivant qui sera terriblement Guimarch. Je redeviens fils. Ma mère m’accueille comme si j’étais parti de la veille, comme si je n’avais jamais abusé du souci qu’elle a de préserver l’autonomie de mon ménage. Elle dit simplement :