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— Tu les vois ? fait Éric.

Non, je ne vois personne : ni les siens ni les miens. Nous sommes pourtant dans le secteur. Nous allons, nous enjambons les premiers corps gluants d’ambre solaire. Parmi tout ce strip, étalé pour la sieste, c’est nous qui sommes scandaleux, qui faisons virer des prunelles lentes et naître des sourires goguenards.

— Ils n’ont pas eu leurs emplacements : il y a quelqu’un d’autre ! s’exclame le beau-frère.

Au beau milieu de la 78, entre les tendeurs de l’auvent, gît une mémère en maillot violet, béant devant sur le néant, flottant de tous côtés sur un second maillot de rides que l’os perce à son aise. Son regard indulgent dégouline sur une espèce de schtroumpf blondasse, qui armé d’une pelle de plastique s’occupe activement à l’enfouir avant l’heure. Au 79, bien à plat sur le dos, dort un poussah que sa respiration gonfle et dégonfle, en faisant frissonner la soie blanchâtre qui embroussaillé le lard de son poitrail. Nous poussons plus loin, par-dessus des cuisses. Enfin à la hauteur du 104, de l’intérieur d’une tente surgit le colonel, plus menu encore que d’habitude dans un slip grenat. Il étend un bras grêle :

— Stop, les enfants ! C’est ici, la yourte.

— Salut, l’oncle ! dit Éric. On vient chercher les clefs.

Appeler les gens par leur grade familial, même quand on n’est pas de leur famille, est un tour populaire qu’affectionnent les Guimarch. De la même façon, en parlant de maman, ils me demandent : Et comment va la grand-mère ? Mais la vocation avunculaire de Tio est telle qu’il l’étend volontiers. Très à l’aise en son simple appareil, il nous tend une main à chacun et secoue, en expliquant :

— Moi, je suis de garde. Ce sont les femmes qui ont les clefs. Elles ne vont pas tarder, elles sont aux niniches.

Niniche, sorte de sucre d’orge, spécialité du cru. Tio me regarde en haussant une épaule. Il n’y peut rien. Il n’a pas d’autorité, céans. Éric jette sa veste au fond de la tente où s’entasse déjà le magma habituel : serviettes mouillées, appareil photo, caleçons roulés en boule, ballon, bouée-canard, journal du jour, Thermos, panier à tartines, souliers, fripes de toutes tailles, le tout fortement sablé. Moi, je tiens à mes griefs, je murmure :

— Nous pensions trouver Mariette et Gab à la gare.

— Ton télégramme ne donnait pas d’heure, dit Tio.

Il dodeline du chef et reprend :

— Toi, mon gentil, tu comptes un peu trop sur ce qui t’est dû. Évidemment vos femmes auraient pu se pointer à chaque train, mais à Quiberon comme à Angers elles ont toujours chacune quatre enfants dans les jambes.

Bien qu’il ait la vivacité du lézard pour s’enfiler dans les failles, ce qu’il y a de bien avec Tio, c’est que grâce à sa voix, à sa taille, l’une et l’autre discrètes, l’importance de ce qu’il dit se trouve très allégée. Je me tais. Mais Éric prend le relais :

— Ça, dit-il, j’ai vingt fois proposé d’expédier mes filles, ne serait-ce qu’un mois, en colonie. Gab a refusé.

— Elle s’ennuierait, dit Tio.

— Faudrait savoir ! proteste Éric. Qui s’ennuie de ses tracas perd le droit de s’en plaindre.

Tio l’observe un instant d’une curieuse façon : l’abhomme — comme il l’appelle — ferait-il enfin une petite révolte ? Hôte de ces dames pourtant, il préfère changer de sujet. Il promène un regard circulaire, d’un bleu pervenche, sur la cohue, où les enfants, presque seuls debout, bourdonnent comme des mouches autour des viandes maternelles.

— Ça devient très prix Cognacq, dit-il. Le beau bikini émigre. Même quand on n’est plus d’âge comme moi, ni en situation comme vous, de s’intéresser, l’œil s’attriste.

Coin de mer pour mères, en effet. Si vers la Côte sauvage, vers la pointe du Conguel, l’halieutique fait rage, si les lancers lourds, griffant l’air, débobinant des décamètres de nylon de cinquante centièmes, vont faire floc dans l’éternel brisant où se ferrent les grands bars, la péninsule, célèbre pour ses colères, rassemble en ce lieu ses douceurs. Tout est là : une grève fine comme le talc, nette de franges, s’enfonçant insensiblement dans l’eau ; un cadre de granit, peu glissant, creusé de conques à lochettes, crevettes, crabillons ; et à gogo des petits bateaux, des pédalos, des toboggans, des concours de châteaux, un minigolf, un poste de secours à bobos, cinq ânes, dix vendeurs de glaces, de bonbons, d’orangeade… Ô paradis des méragosses ! L’incessant coup de prunelle au canard qui barbote les dénonce très vite. Tricotant, lisant, bavardant, étendues sur relax, tapis de plage, sorties-de-bain, couchées sur le dos, sur le ventre, sur le côté, elles dominent sans conteste et il faut bien avouer que pour une brune gazelle il y a dix poulinières en ce haras de fessiers.

— Voilà Mme Guimarch, dit Tio.

Je cligne des yeux, car moi je ne suis pas presbyte. Un tourbillon s’avance, autour d’un bras distribuant de la niniche. Mais déjà il se désagrège, se résout en arc-en-ciel de petits maillots. Dans un deux-pièces vert pomme, qui boudiné de partout, Mamoune roule vers nous. Je connais le spectacle : pour être annuel, il n’est pas moins coquet. Imaginer ma mère en pareil équipage me semblerait sacrilège. Cependant les enfants, qui nous ont aperçus, foncent en criant. Aline, douze ans, bat Martine, treize ans, qui a déjà quelque poitrine et du poil sous les bras. Nico arrive troisième ; puis Julien, puis Catherine, puis Loulou et enfin les jumelles, grassouillettes et passées au brou de noix. Nous n’avons pas fini d’accoler tout ce monde que Mamoune, parvenue à vingt mètres, nous crie :

— Vous avez vu mes négrillons ? Un kilo de mieux chacun ! Ça se dore, ça dévore et ça dort.

Si près du plus grand marchand de sable le contraire serait scandaleux. Pris d’assaut par mes quatre, qui tour à tour me bisent et relèchent du sucre d’orge, une jumelle à chaque bras, un fils à chaque jambe, le père en moi exulte. Mais soudain le voilà qui laisse tout tomber, qui se frotte les yeux comme s’il allait en tomber des écailles. Une seconde vague arrive et la grâce me foudroie…

La grâce inverse ! Elles sont cinq, en deux groupes. En première ligne avancent nonchalamment Ariette, Gab et Simone : les deux premières étant ce qu’elles sont, la troisième profitant de ces repoussoirs pour accaparer l’attention du soleil. Suivent Mariette et… Qui donc ? Je connais. J’ai déjà vu. Je cherche. En tout cas, la nymphe est admirable, auprès de qui ma femme, hélas ! joue le même rôle.

— C’est Annick, me confie la belle-mère. Vous savez bien : la gamine qui était venue au baptême de Nico. Elle campe dans le jardin avec Roger, son frère. Dame ! On ne la reconnaît plus. Elle a vingt ans maintenant. Son père quitte Béziers ; il vient d’être nommé receveur à Angers. Simone est ravie. Sa cousine est de son âge…

Tio me pousse du coude et ne dit rien. Éric non plus ne souffle mot. Pour une fois il a le menton serré et dans sa bouille ronde un peu de l’œil du loup. De lui à moi pourraient sauter les répliques : Ce que ta femme a séché ! Ce que la tienne a grossi ! Dix ans plus tôt sur cette même plage, ce sont elles qui débouchaient, jeunettes, vives, élastiques, sans rien de trop, sans rien de moins, le maillot tendu, de la suture des jambes à l’épanouissement des ombons. Telle, j’avais pris ta sœur. Si ma fidélité n’a pas été parfaite, à qui la faute ? Les femmes, pourquoi ne commencent-elles pas par rester fidèles à elles-mêmes ? Celle-ci qui vient, bourrelant du ventre, lâchant trop de chair dans l’air, on peut me soutenir que je l’avais choisie. Au jour le jour c’est vrai, je laisse aller, j’accepte. Mais voici que ce soir je ne la reconnais plus. Parce que la vraie, c’est l’autre ; parce que cette petite, qui lui ressemble étrangement, c’est elle que j’avais épousée.