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Les Anglais ont un mot ravissant : holidays, c’est-à-dire “les jours de paradis”. Au Club des 49, mon dada, c’est l’étymologie et je faisais remarquer dans un articulet de notre mince revue (pompeusement baptisée Revue de la Loire) qu’en disant vacances nous employons un pluriel qui, par glissement de sens, s’est fort éloigné de son singulier. Vacances, vacant, vacuité : il s’agit bien de s’absenter du quotidien.

Hélas ! si c’est facile pour les enfants qui quittent vraiment tout : la maison, les habitudes, l’école, ce l’est moins pour les parents qui, sauf séparation, auront toujours à s’occuper de ces enfants-là et dont la conjugalité va forcément redoubler. Je rêve toute l’année d’une détente, où je pourrais déposer la toge et ses soucis. Mais je sais ce qui m’attend : durant cette période que Mariette, aussi rassembleuse que sa mère, n’accepterait jamais de passer seule, nous ne serons jamais en vacances l’un de l’autre. Au contraire. Nous qui, sauf en fin de semaine, ne vivons ensemble qu’une heure le matin, une heure à midi et deux ou trois heures le soir, nous allons avoir à passer quelque chose comme trente dimanches à la file, à supporter vingt-quatre heures sur vingt-quatre une vie totalement commune, cent pour cent familiale, dans ce ghetto Guimarch dont le niveau s’aligne sur celui de l’enfance-reine.

Car l’article de foi demeure : les enfants d’abord ; et à cet égard il n’y aura point de relâche. Ces chers petits, qui ont les yeux bouffis de sommeil quand il s’agit d’aller à l’école, à Quiberon sautent du lit aux aurores. Leurs huit voix, leurs huit trots ne laissent plus aucune chance à personne de dormir. Ne faut-il pas habiller les plus menus, d’ailleurs ? Pour ce qu’ils ont sur le dos, ils pourraient le faire eux-mêmes. Un short à ceinture élastique, un polo, une paire d’espadrilles, un enfant de quatre ans les enfile tout seul et les Inès sont assez grandes maintenant pour les aider. Mais Mariette se croirait déshonorée.

— De toute façon, dit-elle, il faut aussi leur préparer à déjeuner.

Autre prétexte : Martine, Aline se débrouillent très bien. Françoise Tource, qui loue à Carnac, a institué le système du plateau, préparé la veille. J’ai proposé de l’imiter. On m’a répondu :

— Un petit déjeuner froid, tu sais, c’est un pis-aller. Françoise on comprend, elle est seule…

C’est moi qui ne comprends plus. Puisqu’elles ne sont pas seules, elles pourraient se relayer. Mais non, elles se lèvent toutes, ces mères, qui ont besoin de repos, laissant vituler Simone et Ariette et, dans sa tente, Annick. Ce frais tohu-bohu du matin, cette cavalcade, cette bousculade de gosses, à toi, à moi, qui cherchent du savon, une serviette, une place aux W.C., qui ont la peau humide, le pyjama ouvert, les pieds nus, les cheveux hirsutes, qui chahutent, qui se chamaillent, qui se drapent à la romaine avec un dessus-de-lit, qui se font une barbe avec le postiche gris de Mamoune, qui s’aiguisent les dents sur quatre pains, qui liquident je ne sais combien de berlingots de lait… vraiment, ça ne peut pas se manquer.

Comme on ne pourra pas manquer le reste. À la maison les mères ne sont-elles pas sans cesse sur le qui-vive ? En territoire aubain, où rôdent les dangers, trous d’eau, vilains amis, cailloux pointus, ajoncs, choses à ne pas regarder, une attention redoublée s’impose. Et puis savent-ils jamais quoi faire, ces petits ? Ils le sauraient, vous me direz, si on les priait fermement de le savoir, s’ils avaient eu moins de jouets, moins de séances de télé pour leur couper l’imagination. Jusqu’à l’heure du club, aux distrayions organisées, nos mères animatrices y pourvoieront ; et c’est miracle de voir filles et garçons abandonner, qui sa Barbie à dix costumes, qui son tank téléguidé à canons tournants, pour revenir d’enthousiasme aux archaïques jeux de société : nain jaune ou portraits. Spécialité de Mme Guimarch, le nœud gordien soulève des contestations. Faire en une minute un nœud, le plus compliqué possible, le passer au voisin, qui vous passe le sien et gagnera s’il a dénoué plus vite le vôtre, cela suppose pour la justice que les bouts de ficelle soient identiques, mais aussi que les ongles aient les mêmes pouvoirs. Les jumelles protestent. On passe à Je-ne-dis-ni-oui-ni-non. Mais un mouvement de tête de Julien, perfidement questionné, fait hurler Catherine :

— T’as dit non !

— C’est pas vrai, crie Julien, je m’ai tourné vers Mamoune.

Bonne occasion pour rectifier : Voyons, Julien, on dit : je me suis tourné. Mais nos animatrices, imperturbablement penchées sur ce que l’illusoire peut entraîner de chicane, ont déjà trop à faire pour apaiser le contentieux, sans cesse renaissant. L’heure tourne. Vient celle du club Mickey, qui les libère un peu, leur donne le temps de préparer le déjeuner. Mais à midi cinq elles n’y tiennent plus. Une délégation va rechercher les anges, qu’on trouve attardés autour d’une méduse. Vous voyez ! Une méduse, cette horreur qui n’est pas seulement dégoûtante, mais urticante. La plaque de boutons sur le bras de Loulou, si ça se trouve, ce n’était pas l’excès de salade de crabe, c’était ça.

— Y a pas à dire, on ne peut pas les laisser ! chante Gab, pour la centième fois.

L’après-midi sera plus sûr. On ferme (en mettant la clef, pour les dissidents, sous une dalle disjointe). Les femmes descendent en force et nul ne sortira du sable pour aller dans l’eau avant décision du chrono de Mamoune (qui rajoute au temps légal un bon quart d’heure de sécurité). En maillot toujours, pour virer à ce brun cuir que les brides rayeront de blanc, Gab et Mariette se trempent peu. Elles veillent. La profondeur à quoi ont droit les quatre ans, les six ans, s’estime au niveau de l’eau atteint par les adultes voisins. On peut entendre Gab, dont l’accent, le vocabulaire refleurissent au soleil, s’écrier soudain :

— Té ! Ils vont trop loin ! La bringue d’à côté, tu la vois ? Elle en a jusqu’au sentiment.

Et au retour de la marmaille dégoulinante, vite enveloppée, vite dirigée, les garçons sur une tente, les filles sur l’autre, l’équipe entre en action. Mariette éponge, Gab frotte, Mamoune prêche :

— Si, si, mets ton lainage.

C’est le seul moment où le colonel (s’il ne partage pas les joies de l’équipe mâle, Guimarch père, fils et cousin, épinglant le pironneau sur les quais de Port-Maria) se mette à bougonner :

— À l’équateur, je te dis, elles craindraient que la mer soit froide !

Moi, je le suis : faisant ce que je peux pour ne pas le laisser voir. Mais ça se voit. On m’excuse :

— Quand Abel a du temps libre, dit Mariette, il ne sait jamais à quoi l’occuper.

Comme les gosses, en somme ! À vrai dire mon bonheur serait volontiers ambulatoire, du moins amateur de changement, de dépaysement. Je n’ai aucune vocation pour celui de Mariette, du genre jeu de cubes : les vacances assurant le resserrement du couple, encastré parmi ses enfants, puis au sein de la tribu, elle-même emboîtée dans la foule de ses pareilles. Mon temps libre, je saurais l’occuper, si je pouvais. Mais il n’est vraiment question que de savoir l’occuper à quelque chose qui, me convenant (et encore ce n’est pas obligatoire), puisse convenir à ma femme, à mes commensaux et surtout aux enfants “si désireux de profiter enfin de leur papa”. L’avocat seul est en congé. Pas moi. Il ne viendrait pas à l’idée d’une Guimarch que dans une famille on puisse avoir besoin de se reposer les uns des autres. Le cœur s’arrête-t-il de battre, le poumon de respirer ? Est-il un spectacle plus sain que de voir un père, encore un peu trop blanc, mais vigoureusement poilu, s’acharner à creuser un sable semi-liquide qui sans cesse redescend dans le fossé à l’abri de quoi s’élève, sur le modèle en étoile inventé par Vauban, ce fort dont l’expérience enseigne qu’avec des fascines de goémon et un parement de galets il peut tenir un bon quart d’heure contre le flux ?