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Hélas ! Je suis plein de respect humain. Je me force cinq minutes, pendant lesquelles j’en fais trop. Puis j’abandonne au moment même où la lame arrive, où il faudrait participer à l’émotion générale :

— La tour ! piaille Julien. Vite, tonton, tu répares.

Tonton est remonté vers les tentes, devant lesquelles soudain il crochète, pour assister à cette partie de hand-ball qui rassemble ce que la plage a de plus réussi. C’est plein de nombrils sur ventre plat, de pectoraux purs, de balconnets. S’y trouve souvent la troisième équipe : Simone, Annick, leurs amis ou amies qu’elles seules connaissent et quelquefois Ariette, transfuge du groupe des tricots ou Roger, transfuge du groupe des gaules. S’il manque du monde, il arrive qu’on m’invite : de mon passé sportif, il me reste encore quelque détente. Je m’aime assez, rabattant sec, vers Annick qui saute, les seins dardés, et crie :

— Terrible !

Mais j’en ai vite assez. Je ne sais pas m’amuser, je ne sais que m’intéresser : c’est un état d’esprit qui ne donne pas aisément l’occasion de s’agréger. Je fuis un gros avoué qui m’a repéré tout de suite, qui ferait de moi ses délices, mais qui semble toujours raccroché au fil du téléphone et n’a de conversation qu’autour de ses affaires. Pourtant je lui ressemble. En slip, je marche dignement, une invisible toge déployée autour de moi. Comme lui, j’attends de rentrer. Je tourne. Je vire, je glandouille.

Un jour j’accompagne Éric et le beau-père qui triturent des vers, des escargots décortiqués, des tripes de merlus et embecquent avec soin ces horreurs, de leurs gros doigts gluants. Ils reviennent, la bourriche pleine et dans le grand plat où se côtoient leurs prises, aux yeux bouillis, chacun montre du doigt un tout petit poisson :

— Ça, dit le beau-père, c’est l’éperlan d’Abel.

Parfois j’arrive à embarquer les filles dans cette voiture enfin récupérée, dont l’âge les fait sourire et je pousse une pointe jusqu’à Sarzeau, Sainte-Anne ou Port-Louis.

Parfois j’essaie de la solitude. Je vais, je longe, dans les anses de la pointe qui ne sont pas nettoyées, ces franges indistinctes où mer et terre se rejoignent, s’offrent réciproquement leurs détritus, l’une donnant l’écume, l’os de seiche, les coquilles brisées, le bois flotté, l’algue glaireuse, l’autre fournissant le gravier, le chat crevé, le bloc couché qui aurait pu faire un si beau menhir, le papier gras, le bidon d’huile, la boîte de sardines à couvercle roulé, la peau d’orange et moi-même. Je ramasse un galet où s’entrecroisent de blanches nervures ; puis un rose, trop léger, facétie de la mer à base de brique roulée ; puis un morceau d’ardoise. Maître Bretaudeau se retourne. Il est seul. Il se baisse, il tire, il obtient trois maigres ricochets.

— Minable ! s’exclame Tio, qui me cherchait, qui surgit de derrière un rocher, me harponne et me ramène.

Je retrouve les femmes, assidûment assises et dont les doigts, les bouches maillent de la laine et du potin. Quelquefois je tombe pile, sur une très belle histoire :

— Son premier mari est mort, dit Mamoune, d’une curieuse façon.

Qui ? C’est sans importance. La belle-mère continue :

— Figure-toi que sa femme avait laissé tomber son alliance dans l’eau. Elle criait : Va la chercher, Jérôme. Perdre son alliance, ça porte malheur. Lui hésitait ; il savait nager, remarquez, mais il y avait trois mètres de fond. Il paraît qu’il lui a répété pendant un quart d’heure : Je t’en achèterai une autre. Mais elle se désolait : Une autre, tu n’y penses pas ! C’est comme si je me remariais. Ça l’a touché. Il a plongé, il a fouillé, il a retrouvé l’alliance, il a eu même le temps de la lancer sur la berge. Et puis, il a coulé, foudroyé par une congestion.

Quelquefois, au contraire, j’arrive comme un bourdon dans la gaze. Dans le brouhaha général, nos six mètres carrés font silence.

— Vous nous restez, Abel ? demande Mme Guimarch.

— Très volontiers, ma mère.

Je m’étale. Mamoune, d’un coup de langue, s’humecte la lèvre ; puis tournée vers Mariette, qui ne me regarde pas, clôt le débat interrompu sur de prudentes considérations générales :

— Que veux-tu, les mots le disent bien : c’est le mari qui fait le mariage ; mais c’est la femme, heureusement, qui fait la famille.

À propos de qui, là encore, mystère. Peut-être moins épais. La langue, en tout cas, a d’étonnants hasards. Si le mariage est de notre invention, il l’est comme la démocratie conçue — à leur usage — par les bourgeois de 93 et qui, aujourd’hui, les dévore. Un nouveau silence assure la transition. On m’oublie. On recommence à bavarder : sans discuter vraiment, sans disputer, comme le feraient des hommes. J’écoute. Voilà donc ce qu’elles se disent, à longueur d’année, quand je ne suis pas là. La présence me montre à quel point je peux, de leurs idées, de leurs préoccupations, m’être absenté. L’essentiel, c’est du faire-part : naissances, morts ou mariages. Mariages, surtout. C’est fou ce que l’institution, dont elles se plaignent, peut les tenir en haleine ! Mariages faits, mariages défaits, mariages à faire. Toute la plage y passe. La bouche troussée en as de cœur, elles s’interrogent sur des couples ; sur une jeune femme qui n’a jamais été vue, même en week-end, avec son mari ; sur les intentions du garçon de la 65, qui serre de près la fille du 47. Un instant le propos dérive. Que fait donc Gilles ? On n’a pas vu Gilles. Il est pourtant tout près, Gilles, avec son bateau.

— Il ne se marie toujours pas, dit Mamoune.

Nous y revoilà. Elle reprend :

— Tout de même, il serait temps. Il a au moins…

Le chiffre ne passe pas.

— Deux ans de moins qu’Abel, dit Mariette.

— Six ans de plus qu’Ariette, dit Gabrielle.

Mme Guimarch se rembrunit. Le mariage d’Arlette est son cruel souci, depuis longtemps. Mais pour des raisons différentes celui de Simone, désormais, ne la hante pas moins. Simone n’a pas seulement le goût de l’indépendance, elle en a les moyens ! Modéliste, elle gagne sa vie, paie pension comme une grande et, au moindre froncement de sourcil, menace de monter à Paris. La voilà qui passe devant nous, Simone, flanquée de je ne sais qui ; elle a déjà parlé d’un Henri, d’un Armand, d’un Germain, comme à Angers, où le téléphone ne sonne plus que pour elle. Mme Guimarch la suit des yeux, déroutée. Ne parlons pas, je vous en prie, de glissement de mœurs. Simone, comme Annick, qui n’est ni moins entourée ni moins libre, peut bien rentrer à des heures indues, parler de ses flirts avec désinvolture et même montrer de l’allergie au mariage. Ça signifie quoi ? Qu’elle n’a pas trouvé. Rien n’empêche et même, puisqu’il y a défilé, tout commande de croire qu’elle cherche, par les voies modernes, qui sont comparatives…