Выбрать главу

Acharnées à vouloir en faire d’autres, les mères papotent toujours, mais je n’écoute plus. Simone repasse, avec Annick flanquée d’un éphèbe blond assez agaçant. Mes yeux font le travelling.

— Tout de même, Abel, devant moi, regarde-la un peu moins, dit soudain Mariette.

Il y a de l’amusement dans sa voix plutôt que du reproche. Mais il y aura de l’humeur dans la mienne :

— Si je ne peux plus regarder ce que mille personnes ont le droit de voir, autant me crever les yeux !

Et autant détruire sur les places publiques ces œuvres d’art qui nous montrent des déesses très nues, allaitant en plein vent, sous l’œil attendri de leurs divins époux, pourvus de grands articles en bronze ! Une Annick, dans ce paysage de cellulite, voilà qui soulage, qui réconcilie avec les valeurs humaines ; et qui, encore une fois, ne rallume les maris qu’au bénéfice de leurs femmes. Je suis saoul de parlotes, de ridicule. J’attends quelques secondes par décence. Puis je me relève. Je fais un détour par-derrière les tentes. On me perd de vue. Alors rentrant soigneusement le ventre, je trotte et au bout de la plage je rattrape ce que le mariage même, après tout, m’a donné comme sœur et comme cousine.

4

Avant-dernier jour. En short et polo blancs, Gilles, qui ne sent plus son pied bot dès qu’il est dans sa voiture ou sur le Miclou, son bateau, s’est amarré à Port-Haliguen. Quel succès ! La fièvre de l’aventure, soudain, s’est mise à souffler sur Ty Guimarch. Tout le monde a voulu en tâter, sauf Mariette qu’une expédition à Groix, lorsqu’elle était petite fille, a une fois pour toutes dégoûtée de mettre un pied sur ce qui flotte. Elle a été chargée de garder les enfants et Tio s’est dévoué pour lui tenir compagnie, tandis que la Mercedes, cahotant à travers les dunes, nous transportait au Conguel.

— Un petit tour seulement, a dit Mamoune, montant à bord avec son époux.

Lesté de leurs quintaux, le Miclou n’a fait, côté baie, qu’une très modeste boucle. Les beaux-parents en ressortent fiers comme Christophe Colomb, laissant la place aux Éric pour qui Gilles, actif à l’écoute, cingle un peu plus au large. Ariette et Simone suivent qui seront chahutées : virant sec, couchant de la voile, Gilles leur offre des sensations, leur tire des cris, les ramène aspergées. J’embarque dans l’ultime fournée avec Annick par hasard à mon sort associée :

— Vous, dit Gilles, vous n’y coupez pas. Je vais jusqu’au phare de la Teignouse.

Va ! Le souffle de marée, qui commence à broder de la houle, nous emporte gentiment au ras de l’îlot de la pointe. Mais Gilles appréciant mal la force du jusant, resserré dans le passage qui alimente la baie, s’en inquiète un peu tard : pris de vitesse et raclant longuement un banc providentiel, le Miclou s’engrave.

— Merde ! dit Gilles, menacé dans son prestige.

— On allège ? fait Annick, qui sans attendre la réponse pique une tête.

Je me retrouve dans l’eau. Le banc, sortant de la mer à quarante mètres de là, devient plagette entre deux rochers. La petite va, grenouillant de la brasse, crachotant, se retournant pour me voir, dans son sillage, battre un aimable, mais non foudroyant crawl. Très vite nous avons pied, nous arrivons au sec. Gilles serre la toile, pour éviter de donner de la prise au vent. La mer monte, qui va redonner du fond. Il n’y a qu’à attendre. Un îlot vide et dessus, acclamée par les mouettes, cette sirène ruisselante, au deux-pièces collé sur de perçantes pointes, sur des hanches hardies, en vérité le malheur est mince ! l’inexpérience de Gilles ne mérite pas de reproches. Nous nous regardons, nous éclatons de rire.

— Qu’est-ce qu’il y a dans cette île ? demande la naufragée.

Voyons, voyons. L’exploration me hante. Il y a des rochers et encore des rochers dont le chaos, propice à l’escalade, permet d’offrir la main. Il y a de l’autre côté, en contrebas, pour nous rendre invisibles, d’étroites terrasses semées de touffes d’armerias. Annick se penche pour en cueillir. Voilà un mois que je respire plus court, près d’elle. Dans ce décor sauvage je me sens tout primitif. De ma vie je n’ai eu plus forte envie de plaquer une fille à terre, de l’y accointer, bon gré mal gré, au bénéfice du poids. Une occasion pareille, dans cette tenue, sous ce soleil, est-ce que ça se représente ? En moi le robin, qui sait le viol plutôt cher en assises, retient faiblement le robinson. Annick se relève, sautille plus avant, s’arrête, met un doigt sur la bouche. À quelques mètres, grise et blanche, une mouette couve à même le sol. J’approche. Me voici derrière la petite cousine, ami, ami, observant la nature, les mains posées sur deux épaules qui sont rondes, qui sont lisses et sur quoi les doigts glissent comme ça, machinalement, faisant lever un frissonnant grain de peau :

— Hé, dis donc, toi ! souffle la gosse.

La voix est molle. Le sein est dur, dont ma main droite prend la mesure, tandis que l’autre, déjà plus bas… Ronsard a très bien dit la chose. Soit bénie la bretonne appétence qu’éveille si vite le bel art du toucher !

— Tu n’y penses pas ? Tu es…

Fou, chérie, fou de toi. Bouche gobée, le petit visage bascule, qui plus que jamais ressemble à celui de Mariette, pucelle. Plus beau, plus net que le sien, le buste suit, prolongé par ces longues jambes qui se dessoudent. Maître, rassurez-vous : vos collègues n’auront pas à plaider les circonstances atténuantes. Cette enfant, la voilà déjà qui le chante, son consentement, qui étire la plus jolie plainte du monde. Elle dit bien mieux que oui, cette foudroyante ardeur, à bien peu de filles donnée, qui arque celle-ci au mieux de la flèche, qui la fait haleter, secouer la tête, les yeux mi-clos, les cheveux mêlés à l’herbe et les bras en étau.

— A-bel ! An-nick !

Sur deux tons le pilote nous rappelle. J’achève moins bien ce qui fut mieux commencé. Il faut quitter Cythère. Annick se redresse :

— Ça, alors !

Elle a de la gratitude dans l’œil, mais aussi de l’étonnement, peut-être de l’inquiétude. Si douée qu’elle soit pour cette sorte de surprise (ce qui reste à prouver), elle doit comme moi soudain se ressouvenir de ce que nous avons un instant oublié : je suis le gendre de son hôte, le mari de sa cousine, le père de quatre enfants et en commençant tôt j’aurais, à la rigueur, pu être aussi le sien. Ça, alors ! répète-t-elle, tandis que, dernière privauté, je l’aide à relacer son slip dont le cordon a souffert. Il y a quinze ans, en pareil cas, Mariette aurait certainement murmuré : que vat-tu penser de moi ? Mais cette génération a le ventre innocent. Gilles crie toujours :

— A-bel ! An-nick !

— Allons-y, dit la petite, Gilles se ferait des idées.

Retâtant un peu tout, vite, en propriétaire, je l’embrasse profond. Sans les échos qui de roc en roc ressassent nos prénoms, je la doublerais sûrement. Mais elle me repousse, se relève et se met à courir. Du haut de la falaise nous revoyons le Miclou, qui bouchonne plus loin et se garde d’approcher. Gilles fait de grands gestes impatients. Annick plonge :

— Cent mètres, nage libre !

Nul ne battra l’autre. À mi-chemin, braquant vers moi une tête aux cheveux collés, Annick dit rapidement :

— Écoute, Abel, je ne veux surtout pas d’histoires avec Mariette.

J’entre dans un rouleau. J’en sors. Je murmure :

— Quand seras-tu à Angers ?

Mais elle ne répond pas. Nous sommes trop près. Gilles, qui jette de la corde, me regarde d’un drôle d’air.

Nous irons virer au phare, et sages, nous rentrerons ; et sages, nous resterons, tout le soir, dans la gentillesse générale, plus irritante que rassurante. Pour délivrer mes yeux, qui ne savent où se poser, j’irai me coucher tôt.