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Mais quand Mariette aura sur le dos de la chaise rangé ses petites affaires, quand elle se sera endormie, je me relèverai doucement pour aller me regarder dans la glace du cabinet de toilette. Je ne suis plus un minet. Mais je me tiens. Du garçon il reste bien plus dans l’homme que de la fille il ne reste en sa femme. Et me voilà dans la chambre en train de guetter le sommeil de la mienne. Ému. Divisé. Exalté par la chose. Effrayé par la suite. Le rein plus joyeux que le cœur. Tu sais, chérie, je ne sais pas ce qui m’a pris : cet après-midi je me suis envoyé ta cousine. Et je ne sais pas ce qui lui a pris : elle ne s’est pas défendue. Est-ce un accident ? Est-ce un miracle ? Je n’y comprends rien. Pour le ménage à trois, je ne suis pas partant. Dans l’envie que j’avais d’elle, dans l’envie que je garde d’elle, tu n’es pas étrangère. Est-ce bien toi, là, qui dors ? Est-ce encore toi ? C’est affolant, cette impression de ne pas t’avoir trompée, mais doublée, de perdre ce que j’y gagne en te voyant respirer. C’est affolant d’être en même temps exaspéré par ta chaleur, par ton odeur, par la quiétude imbécile de toute cette maison, par l’obligation où je suis d’être ici, en pyjama et non en bas, sous la tente, avec une petite fille nue, pour qui je me sens prêt à tout foutre en l’air, à tout recommencer.

1965

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Dieu merci, les femmes ont la paupière lourde. Telle croit encore aux candeurs de sa fille, depuis longtemps rodée ; et toutes, fort trompées (les sociologues assurent que c’est à 60 %), l’ignorent le plus souvent.

Le témoin gênant, c’est moi. Je supporte mal la confiance que je ne mérite pas. Je ne supporte pas mieux l’idée d’être seul en faute. Je me cherche des raisons. J’en trouve. Si je me suis donné de l’air, c’est parce que j’étouffais. Il y a de ça, du reste : tromper la femme dont on se sent prisonnier, c’est une ressource pour se prouver qu’on est libre ; libre au moins de la braguette ! Des remords par bouffées, j’en ai. Mais comme ils sont récents, les griefs, plus anciens, les excusent, les noient.

La situation n’a pas changé. Au contraire, elle s’aggrave. Elle ne peut que s’aggraver. En ce moment, il faudrait… Ah ! c’est facile à dire ! Il faudrait qu’elle m’assaille, ma femme, de gentillesse : je ne pourrais pas tenir et trouver, comme je le fais, dans le quotidien, un prétexte morose. Mais pourquoi Mariette ferait-elle un effort ? Elle s’aperçoit de peu de chose. Je m’absente de plus en plus ; je plane ou je suis cassant ; je dois être aigri par l’insuccès, les charges, la jeunesse qui s’en va. Je suis un homme, quoi ! Gloussant ferme, chaque jour davantage, elle s’enfonce dans le nid de poule.

Moi, je bous, en silence. J’en ai assez. J’en ai assez. Je suis en pleine révolte, mais aussi en pleine confusion. Jusqu’ici ma vie, elle était ce qu’elle était ; elle avait quand même une certaine unité. La voici divisée. Je m’en veux, et comme dans cet état j’en veux à tout le monde, je dois être assez odieux.

Je dois même l’être tout à fait. Mariette dit je ne sais quoi. Je songe, je ne réponds pas. Elle s’énerve :

— Mais enfin tu m’écoutes ?

C’est vrai, je n’écoutais pas. Nous n’avons pas, nous n’aurons pas d’explication. À force de ne pas m’entendre avec elle, la dispute elle-même est dépassée.

Mariette, je ne l’entends plus.

Je ne la vois plus. Elle passe. J’oublie de tenir la porte.

Je ne la sens plus. Les baisers mécaniques repoussent comme la barbe. Sur le tout je passe le blaireau. On se rase tous les jours.

Je me tais, mais je griffonne : sur mon carnet de notes que cette fois j’ai mis sous clef :

Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer. Mais le mariage, vous êtes censé l’avoir entrepris dans l’espérance ; c’est anormal, s’il ne réussit pas, d’être requis de persévérer.

Ou encore, en juriste :

Seuls les vices antérieurs au consentement sont pris en considération pour un jugement de nullité. Et pourtant le plus grand vice du consentement, c’est le temps, qui en détruit les motifs. Ce oui passé, dépassé, où le mort tient le vif, où celui que je fus s’est engagé pour celui que je suis, voilà qu’il devient ouais !

Et même :

Elles crient : mon tout ! Elles pensent : mon toutou.

Il advient que je me trahisse. Quand la hargne s’amuse, elle donne ainsi le change. Bête à tuer, méchante, laide, boiteuse de surcroît, la vieille guenon du procureur lui inspire des pitiés.

— Une femme dans cet état, dit Tio, ne se recase pas. Il faut bien qu’il la garde.

Je m’exclame :

— Merde ! Le mariage n’est pas un hospice.

On reparle d’Arlette. On lui aurait déniché quelqu’un. Je murmure :

— Sainte Agamie ! Priez pour lui.

Je pousse un peu, mais pas tellement. Chacun de nous pour soi-même est, sans le vouloir, bien plus cruel que l’autre. Comme les maths à Centrale, la niaiserie à la maison triomphe, cuculise tout. La négligence augmente. L’indulgence faiblit. C’est Mariette qui maintenant dit de Simone :

— Tout de même elle exagère !

Gab approuve, qui jadis fut gonflée avant l’heure. Les femmes ne sont indulgentes que très jeunes, quand elles espèrent tout, ou très vieilles, quand elles ont tout eu.

Mais à part mince morale étroite.

L’attention ne l’est pas moins, du reste. Mariette pointe le doigt vers ma pomme d’Adam :

— Tu as vu ?

J’ai vu. Fripure du cou, patte d’oie, quand approchent les quarante, nous datent sans rémission. Mais moi, au moins, j’ai une cravate.

Je n’en dirai rien : un homme supporte ces sortes de remarques ; une femme jamais, même si elle les provoque. Et quand changeant de direction son doigt pointera vers mes chaussettes (c’est sa façon de me chanter l’air du roi de Danemark) je ne lui dirai pas non plus qu’en fait d’effluves, trop souvent, les siens sont justiciables d’un autre lied :

Quand vous toussez, ma mie, Quand vous ouvrez la bouche Faut avoir vu les mouches Tomber sur le tapis !

Soyons bon : ce n’est pas de sa faute si elle a mal à l’estomac.

Étroite, étroite en tout, je vous dis. L’univers vient à elle, pour sa distraction : ça s’appelle la télé, c’est en forme de boîte. Mariette est devant, le chat sur les genoux (ce chat récemment offert par Gilles et qui partage avec elle un relécheuse propreté, une bonhomie de velours servant d’étui à griffe, un empire de cent mètres carrés).

Mais nous n’allons point éclater sur le monde. Au contraire. Rien de tel que la boîte pour nous resserrer, pour nous bloquer autour. Le cinéma, le théâtre, le concert, le stade obligent à se déplacer, font rupture. La boîte, non ; elle s’apparente à toutes les autres dont Mariette tire légumes secs ou produits ménagers. L’image est aussi un produit familier. Quand de Caunes apparaît avec son chien, il paraît que le chat s’inquiète. C’est une jolie coïncidence que Pimprenelle ait pour frère un petit garçon qui s’appelle aussi Nicolas. Seuls ceux qui manquent d’imagination s’étonneraient de voir le nôtre, extasié devant son double, sous l’apparence de Thierry la Fronde, que son frère, harnaché en Zorro, ne songe pas pour l’instant à provoquer. Le général d’ailleurs va passer, le général passe, qui s’adresse personnellement à Mariette — là, dans la pièce — et la remercie d’avoir voté pour lui, comme toute la ville (au premier tour un peu accrochée par les dents de M. Lecanuet). Et maintenant, circenses ! Le cirque est tout petit : c’est le rond de famille. Mariette est au milieu et, selon le jour, regarde des Ricains étriper du Vietcong, des provos casser des vitrines, des serpents déglutir des gerboises, des gangsters rafler des lingots et le pape, urbi et orbi, bénir la planète où se succèdent raz de marée, incendies, éruptions, viols, assassinats, chutes d’avion, déraillements, que “nos envoyés spéciaux” ont filmés pour meubler, tricoti-tricota, la petite séance du soir. La seule terreur, c’est le carré blanc. Oh la la, au lit, les enfants ! Voir tant de gens couchés morts, passe ! Mais une dame bien vivante couchée près d’un monsieur qui ne serait pas son mari…