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Puisqu’il est question d’eux, parlons-en, des enfants ! Et soyons francs : j’en ai le menton qui tremble. La force de Mariette est là ; et ma faiblesse. Je le sais : plus je manque, plus elle les tire à elle. Ce ne sont plus des bébés, mais il lui faut conserver des mignons. Ma mère me disait lorsque j’avais sept ans :

— La véritable enfance tombe avec la première dent de lait.

D’après Mariette j’ai mal entendu : c’est avec la dernière. De sept à douze ans, ça fait une différence ! Je proteste. Sur le sujet je peux être très agressif. L’éducation Guimarch, si je n’y mettais bon ordre, ferait de mes fils des Éric et de mes filles des Reine. Voilà des enfants qui n’ont jamais faim à dîner : parce que Mariette les laisse pignocher dans les placards. Qui ont tendance à faire les intéressants : parce qu’on admire leurs numéros. Qui ont du retard à l’école : parce qu’on a tellement bêtifié en leur parlant la langue dada qu’ils ont du mal à parler français. Qui n’ont pas d’amis : parce que Mariette les trouve tous impossibles (Henry, voyons, le dernier de la classe ! Marco, un petit mulâtre ! Solange, la fille d’un garçon boucher !). Qui sautent sur le blanc de poulet, le quignon du pain : parce qu’ils choisissent d’abord. Qui ne font rien à la maison, même pas leur lit, parce que Mariette met un point d’honneur à les traiter en princes. Qui acceptent seulement de faire des commissions : parce qu’elle les laisse prélever sur la monnaie de quoi s’acheter bonbons et surprises. Qui la tyrannisent à tout propos, ne savent pas la laisser un instant tranquille : parce qu’elle les habitue à abuser d’elle. Qui sont peureux, timides, pleurards : parce qu’enjupés, privés des bonnes bosses et des bons bleus, de la petite expérience du risque indispensable à la croissance mentale… Seigneur ! Il paraît que les hommes n’y entendent rien et particulièrement les Bretaudeau, race jusqu’alors peu prolifique, donc sans expérience. Les très nombreux Guimarch, forcément, ont cette expérience : un peu moins que la poule, sans doute, qui doit la posséder pleinement, puisqu’elle pond deux cents œufs par an. Je veux bien. Mais je constate que tout le temps, chez moi comme chez Éric, les femmes se font avoir.

Au déjeuner dominical, juste après le dessert, Yvonne prend le hoquet.

— Compte cinquante sans respirer, dit Gab.

Mamoune allonge le bras, glisse une pièce de cent francs dans le dos de la patiente, qui s’écrie :

— Hkk ! c’est froid.

Mais ne perd pas le nord et bloque la pièce à la sortie.

— Merci, Mamoune… Hkk !

On essaie de l’eau glacée bue d’une traite, de la goutte de vinaigre sur un morceau de sucre. Peine perdue. Hkk, Hkk ! La famille se désole. On ne peut pas dans cet état emmener la petite chez la tante Meauzet. On la laisse à Ariette. Qu’elle ne se tracasse pas ! Dès que nous aurons tourné les talons pour filer chez la tante — terreur d’Yvonne — le hoquet aura disparu.

De la même façon les jours de composition, fleurit le mal de tête : méthode préventive qui réussit bien, quand je ne m’en mêle pas. L’autre, la méthode corrective, par retouche du carnet a été pratiquée ! Mais la fessée reçue par Loulou — de mon chef, bien sûr — a si fort déchiré les entrailles de sa mère que maintenant elle épluche les notes avant moi. Au besoin elle gratte et rétablit le bon chiffre. Emportée par l’élan, elle a même transformé en 2 un 12 très sincère, mais étonnant, obtenu par Nico en orthographe.

Pour elle, décidément, comme disait Gombrowicz, tout est cornu d’enfants. Du ton possessif, j’ai l’oreille qui glougloute. On mignote à l’heure du cartable :

— Ma Vonne à moi qui allait oublier d’embrasser sa maman ! À l’aller, au retour, ça se passe quatre fois par jour. Avec le lever et le coucher, voilà six séances sur huit joues. C’est un autre aspect — voir plus haut — du coefficient.

On aura remarqué, par ailleurs le tour particulier : parlant d’elle-même, Mariette s’appelle maman.

— Non, laisse, Maman va le faire.

C’est la troisième personne : de service. Quant au prénom, même entre nous, il succombe. Elle me lance :

— Tu descends déjeuner, papa ?

Moi aussi, je n’ai plus que l’anonymat de la fonction : la seconde pourtant, conséquence de la fonction première qui n’a jamais incité Mariette à me crier :

— Tu descends déjeuner, mari ?

Ainsi dévorée, dévorante, vivant d’impérative sollicitude, et dans chaque fond de casserole, s’astiquant l’auréole, irréprochable… irréprochable, hélas ! en face de moi qui ne suis pas innocent, indispensable aussi et le sachant et faisant tout pour l’être, Mariette sans le savoir se défend. Comment pourrais-je le méconnaître, ce sacrifice impitoyable ?

Je me prépare à sortir. Une boule monte, descend, me remonte dans l’œsophage. Mais retiens-moi donc, Mariette ! Je ne te déteste pas. Fais quelque chose. Maigris un peu. Va chez le coiffeur. Remets du rouge, du noir. Redemande à l’arc-en-ciel, sept jours, sept robes, de te rendre un peu diverse. Laisse tomber le tablier qui te désendimanche à perpétuité. Ah ! si au moins te retrouvant…

Mais non. Je l’aperçois dans la cuisine. Elle est en petite tenue. Échevelée. Ensachée. Grattant de la carotte. J’enfile lentement mon imperméable. Tu ne sais pas où je vais, bouffie ? Il pleut. Angers est une ville où il pleut l’hiver, où il n’y a pas souvent de blanche neige pour suivre pas à pas les époux infidèles.

2

Cest de la folie, je le sais : Angers, comme toutes les villes de province, est fait d’une place — la place du Ralliement, ce qui dit tout —, de deux boulevards, de quatre ou cinq rues essentielles où tout le monde se croise, avant d’aller dormir dans le reste, à jamais suburbain. Si vous n’êtes pas dentiste ou médecin — corporations favorisées qui ont de bons prétextes pour recevoir quiconque — il faut bien sortir ; et rencontrer régulièrement une fille sans que personne ne le sache représente un tour de force. La raison pour laquelle l’Angevin reste fidèle à sa femme dans un rayon de dix kilomètres vous apparaît très vite. Impossibles les hôtels, groupés aux points sensibles : autant publier des bans. Impossibles les meublés, les studios clandestins : ils se déclarent, même pour le percepteur et couper à ces fiches ne vous épargne pas la plus vigilante de toutes, qui est l’œil innombrable. Reste l’hôtel à Segré, à Saumur et la campagne aux accueillantes haies où, quand il fait beau, quand le paysan ne herse ni ne bine dans le coin, vous pourrez faire ce que l’oiseau, le lapin, le chien errant font librement dans le même cadre. Transport avant transports. La voiture, on ne dira jamais assez combien elle simplifie les mœurs. Mais attention ! Ne chargez pas la fille dans le centre et surtout pas chaque fois au même endroit : ça se remarquerait vite. Allez loin : la banlieue s’étale, les gens sont fous de leurs bicoques du dimanche. Ayez donc du temps ; et priez Dieu que vos heures creuses coïncident avec celles de votre amie, à qui, pour le savoir vous téléphonerez prudemment.